Une autre lecture de la BD franco-belge

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Mitsugoro
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

Bon, voilà quelques nouvelles en passant: je bosse toujours sur le relevé de l'Apocalypse, que j'ai repris presque entièrement à zéro. J'essaie d'y consacrer environ une heure par jour, et c'est un boulot considérable ! Je peux d'ores et déjà vous dire qu'il sera posté en plusieurs parties sur le forum. Oubliez la version précédente, cette analyse-là vous surprendra (je l'espère !) comme je l'ai été au fil de mes relectures successives !
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

ENFIN ! Après des mois d'attente et une bêta lecture en bonne et due forme de mon cher et tendre, voici le relevé tant attendu:

L’APOCALYPSE !

Alias La thérapie de choc ou : du yaoi pour sauver le monde.

Je n’ai pas voulu faire mon livre bleu des schtroumpfs, mais je dois bien l’admettre, l’Apocalypse a bien failli me submerger par la richesse de son potentiel yaoiste. On m’accusera sûrement de surinterprétation. A cela, je ne répondrai qu’une chose : je n’ai pas eu à beaucoup me fouler ! La difficulté, au contraire, tenait plutôt à établir un relevé cohérent de la multitude de martineries, images subliminales (ou non), freudiennes, allégoriques et j’en passe. Ceci est un avertissement formel : pour qui n’est pas préparé à l’esprit yaoi, à côté de l’Apocalypse, le Necronomicon passe pour une version édulcorée de Ouioui, chauffeur de taxi.

Album résolument à part dans la série, l’Apocalypse divise encore maintenant les martinistes distingués : expérimentation à la fois intimiste et visionnaire selon les uns, série z boursouflée pour les autres, les deux camps passent cependant à côté de ce qui rend cet album absolument unique : le yaoi, ou plutôt, la transcendance du concept du yaoi dans son sens le plus littéral.

« Yaoi » signifie en effet, rappelons-le « yama nashi, ochi nashi, imi nashi ». « Pas de sommet, pas de chute, pas de sens » (ou selon certains exégètes facétieux « yamete oshiri itai » c’est à dire « arrête j’ai mal au cul », ce qui est tout aussi valable). Cet acronyme signifie que le récit yaoi se caractérise par un scénario moins focalisé sur le schéma narratif classique que sur les sentiments des personnages. Ou plutôt, que ce sont les sentiments des personnages qui sont seuls moteurs de l’action.

Et c’est exactement ce qui caractérise le scénario de l’Apocalypse, qui ne prend son véritable sens que sous cette grille de lecture : L’Apocalypse est un authentique chef-d’œuvre du yaoi franco-belge, en ce que, plus que dans les albums précédents, TOUTE l’intrigue, à chaque niveau de lecture, s’organise autour d’une logique yaoi, s’articulant autour du couple Borg/Lefranc, déjà préalablement « préparé » dans l’Arme Absolue et la Crypte.

Et au sein de ce couple, c’est surtout l’ambivalence de Lefranc qui est mise en lumière. Celui-ci a oscillé physiquement comme mentalement entre le seme et le uke, d’un album à l’autre, et se trouve parfois en porte-à-faux dans sa vie sentimentale. Il parvient plus ou moins à tenir les deux rôles avec Jeanjean et Borg. Le problème, c’est qu’il assume difficilement ces relations, surtout avec Borg. Et pour cause : si il peut se réfugier derrière un attachement paternel ou fraternel concernant Jeanjean*, comment justifier, en tant que héros modèle, une attirance sentimentale et sexuelle pour sa nemesis ?

(*Un peu comme Batman et Robin, et encore !)

Pour Lefranc donc, l’aventure prendra la forme d’un véritable voyage initiatique : il sera le moteur de l’action, pour le meilleur et pour le pire. La brochure de Pro Mundia annonce la couleur : « …cette réunion éclairera d’une lumière nouvelle… » Quoi donc ? Il le découvrira assez vite… ;)

En conséquence, c’est à un véritable festival martinien que le lecteur est convié au fil des planches, festival dont je me fais la joie immense de vous faire le compte-rendu:

Dès les premières pages, nous assistons à une mise en scène étonnante de par sa richesse symbolique : Lefranc, arborant un très viril mini-foulard, se fait conduire dans un lieu isolé du monde pour réfléchir à l’avenir de l’humanité conduit par un « ectoplasme », selon ses propres termes, qui lui ressemble étrangement - au point de rouler aussi vite que lui ! -, véritable incarnation de son inconscient, masqué par d’épaisses lunettes opaques, comme si Lefranc masquait quelque chose à lui-même et aux yeux des autres (« il est muet, sourd, et peut-être bien aveugle aussi... »)

Pour ceux qui n'ont pas l'album sous les yeux: la séquence en images.

Ensuite, perdant tous ses repères, réduit à l’impuissance (il ne peut absolument pas fuir…), il traverse plusieurs tunnels, qui marquent définitivement la rupture avec l’univers psychique et social qu’il s’était construit. Le tunnel est un symbole connu de l’utérus maternel et de l’inconscient, et dans le cas présent il débouche page 5 dans un endroit rempli de « clones » de Lefranc ! Les locaux de Pro Mundia, justement, renforcent plus encore la symbolique « utérine » du voyage : un lieu clos et confortable (« Un côté quatre étoiles et un autre caserne » comme le dit Lefranc lui-même.), avec une voix venue de nulle-part, semblant lire dans les pensées, telle une voix maternelle… Plus de doute possible : Lefranc s’apprête à renaître.

FIN DE LA PREMIERE PARTIE.
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

A présent que le décor est planté, nous retrouvons avec Lefranc page 7 notre seme au grand cœur Axel Borg ! Pour lui aussi, quoique dans une moindre mesure, le voyage sera initiatique et mouvementé... Mais dans l’immédiat, nos deux héros fêtent leurs retrouvailles à grands coups de martineries :

Borg, sur le pas de la porte de la chambre de Lefranc : « De vieux rivaux et complices comme nous, c’est tout de même bien étrange de nous retrouver vis-à-vis sans que rien ne nous y ait préparé ! »
Lefranc : « En effet !... Eh bien entrez, puisque vous en mourez d’envie. »

Vous notez déjà qu’on est monté un cran au-dessus dans la tension sexuelle propre aux martineries (On frôle même la proposition explicite avec la dernière réplique de Lefranc !). On appréciera tout particulièrement la métaphore subtile de la chambre, qui présagera du dénouement de l’album…

Borg : « Merci. Simple petite curiosité… Ah ! Belle chambre. Bien ! Très bien. En échange, venez donc voir la mienne, elle est juste en face. Curieuse coïncidence, ne trouvez-vous pas ? »
Lefranc : "De fait ! Hé… Pas mal non plus. Très différente, mais jolie aussi ; cependant pas davantage de fenêtres."

Comme vous le voyez, Borg et Lefranc ont aussi l’impression que quelque chose cloche par rapport à leur routine bien établie : deux chambres face à face, sans fenêtres, comme pour les protéger des regards indiscrets… C’est trop beau pour être vrai ! Borg pense d’ailleurs que cette absence de fenêtre ne sert qu’à les empêcher de fuir, ce qui est vrai, mais pas dans le sens où il l’entend : « pas de climax, pas de chute, pas de sens » : aucune intrigue parasite qui puisse servir d’échappatoire à leur voyage intime.

La scène se conclut sur autre belle martinerie, encore une fois très explicite :

Lefranc : « Ces gens qui nous parlent si mystérieusement, écoutent-ils aussi tout ce que nous disons, ou pensons ?... »
Borg : « Sans doute. En tous cas, ils savaient que nous étions ensemble. »

Borg est vraiment l’as du double-sens martinien.

La page 8, elle, introduit un nouveau personnage capital : Carine Clerc, alias la poule-qui-rit. Je ne vois pas comment la qualifier autrement. Jacques Martin a déjà créé des personnages de femme « parasite » par le passé (mention spéciale à la bergère foldingue des Portes de l’Enfer), mais ici, il se dépasse, et crée l’antithèse de la femme idéale. Insupportable me direz-vous ? Certes, mais nécessaire : Carine Clerc représente la femme telle que Lefranc se la représente dans son subconscient : une curiosité avec lequel on peut s’amuser cinq minutes, mais sans plus d’enthousiasme. Car la femme selon Lefranc est une allégorie de la frivolité, de l’artifice (ce n’est sûrement pas par hasard qu’elle est actrice). Elle se situe donc aux antipodes de sa psychologie de héros « classique ». Carine Clerc est un révélateur, mais aussi un défi et une tentation pour Lefranc : loin de vouloir pratiquer sur lui le bourrage de crâne, Pro Mundia laisse à Lefranc la possibilité d’accéder à tous les aspects de son psychisme. Il a le choix de fuir encore dans la routine de ses illusions, ou de s’y confronter. Ce qui est logique : aucune thérapie ne fonctionne sous la contrainte…

Il se développera donc entre Lefranc et cette créature une relation d’amour/haine reflétant la lutte intérieure du personnage principal. Carine Clerc, elle, remplira son rôle à la perfection, à commencer par ses manifestations verbales qui auront pour caractéristiques d’être toujours complètement en décalage avec ce qu’on sait des protagonistes et de l’univers de la série. Et cela dès sa première réplique :

Poule-qui-rit: « Hi ! Hi ! Plein de dérision ! J’ai le sentiment que nous n’allons pas nous ennuyer avec vous, monsieur Borg ; mais vous, jeune homme, vous êtes de sa famille ? »
Lefranc: « Sûrement pas ; un destin diabolique s’acharne à nous rassembler. C’est parfois très fâcheux !... Je suis journaliste. »

Borg, de son côté, ne se laisse pas démonter, et lance une belle martinerie à l’un des « pseudo-Lefranc », sans toutefois en mesurer encore toute la signification et toute l’ironie…

Borg : « nous allons peut-être nous amuser avec nos relations, mais avec vous j’en doute ! »

Mais comme il n’est pas né de la dernière pluie, il s’enhardit encore auprès de Lefranc, qui évoque sa possible évasion :
Borg : « Cher ami, songeriez-vous déjà à nous quitter ?… »
Lefranc (page 9) : « Vous quitter ! Si je me sentais trop enfermé, qui sait ?… »

Ce sentiment d’enfermement est un prétexte pour Lefranc qui cherche à fuir une fois de plus : il est en effet prisonnier, mais de lui-même, et de l’idée qu’il se fait d’un « héros »…

Mais passons à la suite du dialogue où Borg, toujours à son insu, nous gratifie d’une martinerie prophétique :
Lefranc : « Lorsque je n’ai pas les coudées franches, ma curiosité s’émousse… J’ai le sentiment d’être piégé. Pas vous ? »
Borg : « Un peu, mais il y a sûrement quelque chose à tirer de cette affaire. »

Ce quelque chose dépassera toutes ses espérances ! :)

FIN DE LA DEUXIEME PARTIE
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Rob1 »

Super ! une seule chose : la suite !
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

Merci Rob1 ! Vu la longueur du texte, j'ai été obligée de tronçonner, comme tu peux le constater...

En tous cas je suis contente de voir ton commentaire, je me demandais si tout ce boulot n'allait pas passer inaperçu ! :lol:
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Michel »

Non non, Mitsu, cela ne passe pas inaperçu ! Je me suis bien amusé à la lecture de cette version augmentée ! Et j'attends la suite avec impatience...

Je constate que tu as, tout comme moi, été frappée par la ressemblance physique entre Lefranc et les agents de ProMundia... C'est bizarre, mais apparemment nous sommes les deux seuls à l'avoir remarqué - en tout cas, personne n'a jamais levé ce point sur les forums... C'est d'ailleurs un détail troublant que je comptais bien exploiter dans la suite du Maître de l'Atome. ProMundia apparaît de façon discrète dans cet album, mais ce n'était pas un simple clin d'oeil : je pense que l'apocalypse est un album-clé dans l'oeuvre de Jacques Martin et j'en avais fait l'horizon du cycle initié avec Le Maître de l'Atome. Dans l'épisode intitulé "La Fin des Temps", on devait apprendre que les agents de ProMundia qui opèrent dans l'album "L'Apocalypse" sont en fait des clones génétiques de Lefranc...
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par leally »

Mitsugoro a écrit : En tous cas je suis contente de voir ton commentaire, je me demandais si tout ce boulot n'allait pas passer inaperçu ! :lol:

C'est loin de passer inaperçu ;-) Encore bravo pour ton travail, et surtout la dose (essentielle) d'humour que tu y mets. Je me suis particulièrement bien marrée avec les premiers albums (mes préférés, fatalement...).

À quand la relecture de Blake et Mortimer ? Il y a de quoi creuser, dans la relation du Colonel et son vaillant grenadier :mrgreen:
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

Pour Blake et Mortimer c'est à l'ordre du jour, je veux d'abord finir le boulot avec Lefranc.

Michel: en fait, c'est sur ta propre remarque que j'ai remarqué la ressemblance entre Lefranc et les clones, ce n'est d'ailleurs pas la seule de tes observations (sans compter celles des autres forumeurs) que j'ai inclus dans le relevé.
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

Comme dans une partition parfaitement rythmée, la séquence suivante enchaîne sur le premier vrai dialogue entre Lefranc et la Poule-qui-rit, désormais rivale officielle de Borg :

Lefranc : « Il est vrai que je n’ai pas défait ma valise. »
Poule-qui-rit : « Hi ! Hi ! Hi ! Je peux vous aider si vous le désirez ? »
- Mille mercis, chère Madame, et je…
- Mademoiselle : une artiste l’est toujours !
- Oh ! Pardon ! A demain chère Carine Clerc ! (dit-il aussi chaleureux qu’un mois d’Août au Groenland).
- Faites de beaux rêves, jeune homme ! Hi ! Hi ! Hi !

Premier round perdu pour Carine Clerc : Lefranc tente même de rendre une visite nocturne à Borg, mais sans succès : la porte de sa chambre est verrouillée, sûrement par son seul inconscient. Des projets de fuite en tête, il n’est pas encore prêt…

Le lendemain page 10, Lefranc est réveillé par un ectoplasme, et tout le monde en même temps que lui : renforçant l’idée que Pro Mundia a bel et bien « reconstitué » l’environnement mental de Lefranc : il se réveille grâce à son subconscient, tout son « cerveau » se réveille. C’est là que notre héros commence à préparer sa tentative de fuite. Il est intéressant de constater que c’est une femme âgée, comme une figure maternelle, qui tente de l’en empêcher par inquiétude pour lui, comme si elle était une incarnation de sa conscience de héros, qui lui dicte de ne jamais reculer devant la vérité, fut-elle difficile à admettre.

Image
Simple figurante ou… avatar de Lefranc ? Toujours est-il que ses cheveux sont de la même nuance de blond que les siens… Notez en passant la surveillance "courtoise" de Borg sur Carine Clerc.

Une fois l’incident clos, nous assistons page 11 à un extrait de conférence portant sur la surpopulation. Nous y reviendrons… Borg raille le retard que prend Lefranc: à raison !

Lefranc : "Diable ! A quoi nous entraînent-ils de la sorte ?"
Borg : "Eh bien, G.177, vous tardez ! Quel mauvais exemple !"
- Ironisera bien qui ironisera le dernier !


La situation est en effet ironique : Lefranc est à la traîne dans son propre monde psychique, puisqu’il tarde à reconnaître et assumer son homosexualité, comme son attirance pour Borg !

Ce dernier commence d’ailleurs page 12 à soupçonner le véritable objectif de Pro Mundia/Jacques Martin/Lefranc :

Borg : "ce congrès prend toutes les allures d’une mise en condition… Cependant pour quoi faire ?"
Lefranc : « Vous le verrez bien, puisque vous souhaitez pousser cette expérience jusqu’au bout… Plus tard vous me raconterez la suite… »
- Et dire que l’on prétend que c’est moi qui ai mauvais esprit !


Lefranc ne sait pas encore, cependant, dans quels périls son « mauvais esprit » (comme le terme est bien choisi !) va l’entraîner…

FIN DE LA TROISIEME PARTIE
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

Passons maintenant à la tentative de fuite de Lefranc proprement dite : Lefranc n’a aucun mal à ouvrir la porte, et cela ne tient sûrement pas à une simple question de « carton et d’épingle de sûreté ». Comme on l’a dit, c’est lui, ou plutôt son psychisme qui dicte les règles : celui-ci pour l’heure le pousse à la fuite (la porte s’ouvre) plutôt que vers Borg (la porte se ferme). De la même manière, il ne trouve personne sur sa route, les conditions climatiques sont idéales… On peut aussi penser que Pro Mundia, constatant son sentiment « d’enfermement », tente de provoquer un « choc » sur Lefranc en le laissant délibérément s’enfoncer plus profondément dans sa névrose, pour mieux lui faire prendre conscience de l’impasse dans laquelle il se trouve. Lefranc d’ailleurs commence à douter : « Cela paraît presque trop beau pour être vrai, mais après tout, j’aurais tort de me plaindre ! »

Mais alors qu’il songe déjà à retrouver sa routine sécurisante par le « papier » qu’il fera à son journal, ses illusions sont brutalement réduites à néant quand il chute dans une crevasse page 13.

La séquence qui s’ensuit sur deux pages étonne par sa composition, tout en cases étirées en longueur. Le calvaire de Lefranc est interminable. Pourquoi passer autant de temps à décrire sa souffrance ? C’est alors que la vérité saute aux yeux du lecteur. Je me demande même comment j’ai pu ne pas m’en apercevoir avant que Michel Jaquemart ne m’en fasse la remarque : la crevasse n’est autre qu’un gigantesque sexe féminin !


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Et en plus on dirait que Lefranc se fait castrer par ses skis à l’avant dernière case… Une scène d’anthologie ! (Merci Michel !)


Loin de tout « remplissage », la scène toute entière est peut-être la plus freudienne de l’album (voire de la série) : Lefranc ne trouvera dans le sexe féminin qu’un abîme glacé et mortifère… Le vocabulaire qu’il emploie est éloquent : « Personne ne peut m’entendre », « Je suis perdu », « Si je bouge trop, c’est l’écrasement tout en bas », « Plus un geste… Surtout pas… Voilà, maintenant, c’est périr de froid, comme cela, ou basculer dans le vide ! », « Ne pas dormir… Sous aucun prétexte. Pourtant j’ai sommeil comme jamais… Non ! Pas basculer…. Le froid !… C’est le froid qui m’engourdit… »

C’est un renversement de situation intéressant, quand on sait que d’ordinaire, ce sont les femmes qui font les frais des frasques des héros martiniens, notamment Alix. La vengeance est bel et bien un plat qui se mange glacé.

FIN DE LA QUATRIEME PARTIE
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Message par Mitsugoro »

La page 15, elle, enrichit la portée métaphorique de la scène en jouant sur les contrastes de couleurs dites « froides » (un bleu sombre) et « chaudes » (des jaunes orangés solaires). Les mots sont bien choisis : à l’opposé de la froideur féminine, c’est la lumière et la chaleur toute masculine qui ramènent Lefranc à la vie.

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A ce stade, le récitatif devient même franchement psychanalytique. On pourrait même penser, à ce stade du récit, que tout ce que vit Lefranc dans l’Apocalypse est un rêve provoqué par une séance d’hypnose chez son analyste, ce bref intermède étant en quelque sorte un « retour au réel » forcé. Le narrateur est d’ailleurs un médecin :

Lefranc : Cette lueur ? Vous me faites mal… Laissez-moi !…
- Du calme, voyons ! Du calme ! Ne vous énervez pas… Regardez-moi plutôt dans les yeux. Dans les yeux, j’ai dit. Comment voulez-vous guérir si vous n’écoutez pas ceux qui veulent vous soigner. C’est indispensable. Mais vous êtes fatigué, alors reposez-vous… dormez… dormez. Si vous refusez le sommeil, vous allez tomber, basculer complètement dans l’inconnu et la peur.


Nous assistons alors à l’avant dernière case, à une représentation symbolique de l’épreuve qu’il vient de vivre : Lefranc sombre dans un puits sans fond entouré d’ectoplasmes, comme autant de pseudo-Lefranc regardant ce dernier d’un œil qu’on devine accusateur. N’oublions pas, de plus, la présence récurrente de la chute dans les albums de Jacques Martin (d’ailleurs souvent cadrée en plongée).
Le récitatif conforte cette interprétation : « D’ailleurs voilà : c’est la descente inexorable entre ces murs glacés qui ne peuvent être d’aucun secours, car tout est hostile. »

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(Notez encore une fois le contraste orange/bleu…)


Rassurez-vous, amis lecteurs, la torture psychique de Lefranc s’arrête à la case suivante, « …même si, de très loin, un rayon de lumière persiste, un seul, mince et terrible. » En effet, un rayon de couleur orange contrastant encore une fois vivement avec le bleu froid du décor vient frapper l’œil de Lefranc (toujours l’hypnose…)…

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…Et là, à votre avis qui trouve-t-il à son réveil et chevet, comme toujours depuis la Grande Menace ? Axel Borg !

Face à l’inquiétude non-feinte de ce dernier, Lefranc n’oppose désormais plus qu’une résistance de pure forme. On le croirait en pilotage automatique durant le dialogue riche en martineries qui suit :

Borg : « (…) Franchement, durant quelques heures, je vous ai vraiment cru perdu à jamais ! »
Lefranc : « Sûrement avec le regret de n’avoir pu régler votre dernier compte avec moi, votre éternel adversaire ?! »
Borg : "Moins que vous l’imaginez, car ma rancune est bien tombée… Cependant elle pourrait renaître car nous sommes toujours sur le fil du rasoir… »

En ces termes, Borg avertit Lefranc : il ne tient qu’à lui de faire évoluer leur relation : il doit accepter cette part de lui-même, et le chemin est encore long.

A ce stade, vous trouverez peut-être le traitement réservé à Lefranc plutôt « hard » : il manque quand même d’être brisé physiquement et psychologiquement ! Mais n’oublions pas que c’est Lefranc lui-même, qui en réalité, s’impose ces épreuves ! C’est lui qui est au centre de ce monde ! Et comme le dit Borg :

« N’oubliez pas que la sauvegarde du monde exige des sacrifices ! »

Ce à quoi Lefranc répond :
- Celui de la liberté entre autre ! Merci d’être venu !

Lefranc l’admet donc lui-même : une thérapie efficace passe souvent par des épisodes douloureux, et c’est là, d’ailleurs, que le rôle de l’entourage est prépondérant : d’où la présence familière et réconfortante de Borg à son réveil.

FIN DE LA CINQUIEME PARTIE.
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

A partir de cet incident, la prison mentale de Lefranc va commencer à se fissurer, ce qui aura pour conséquence directe de dérégler petit à petit la mécanique bien huilée de Pro Mundia.

D’abord de façon discrète page 17, où l’on voit un « pseudo-Lefranc » rester au sol sans subir les effets de l’apesanteur alors que tout le monde flotte, et cela sans qu’aucune explication ne nous soit donnée par la suite. Ensuite, les hommes et les femmes, auparavant bien différenciés, sont désormais vêtus de la même façon, le casque rendant leur attribution à un sexe ou l’autre encore plus difficile. Ce détail aura son importance plus tard…

…Car à présent, amis lecteurs, il est temps de nous octroyer une pause bienvenue ménagée par nos hôtes Jacques Martin et Gilles Chaillet qui nous gratifient page 18 d’une superbe séquence de fan-service sur plusieurs cases d’affilée ! Mention spéciale à la couleur de la serviette de bain.

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Non ce n’est pas un slip noir, c’est une ombre ! Notez le délire régressif de Lefranc dans son bain (il refera le coup à sa deuxième tentative de baignade).

Le répit est cependant de courte durée puisqu’une alarme retentit alors que nous découvrons que Lefranc dort à poil. Ces alarmes aux moments les plus impromptus sont d’ailleurs le signe le plus visible du « dérèglement » de Lefranc/Pro Mundia…

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Lefranc peut dire merci à ses draps.

Ce réveil en fanfare en valait toutefois la peine, puisqu’il donne l’opportunité à Borg d’ironiser un peu plus avec notre héros sur leur situation présente, c’est-à-dire au moment où lui et Lefranc entrent dans des sortes de couil… cabines spatiales pouvant contenir jusqu’à trois sper… personnes :

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Ca ne vaut pas les vaisseaux atlantes de Jacobs, mais tout de même…

Borg (Le casque de spationaute empêche de distinguer son visage, mais son phrasé ne laisse la place à aucun doute) : « Une chance, sans doute, que nous soyons encore ensemble ! »
Lefranc : « Vous trouvez ?... Question d’appréciation ! »

Borg a bel et bien compris ce qu’il se passait et il ne lâchera pas le morceau !

Il donne en tous cas de sa personne, dans tous les sens du terme, puisqu’une fois n’est pas coutume, il nous livre avec Lefranc et quelques autres figurants, un autre moment de fan-service bien senti page 19. Les hommes et les femmes sont cette fois complètement séparés, et on peut se demander si ces dernières ont subi cet examen médical pour le moins sulfureux, comme le fait remarquer le principal intéressé :

Lefranc : "Nous voici presque tous en tenue d’Adam pour être avalés tout crus par cet engin bizarre ! Il ne semble pas apprécier les loques !"

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Une imagerie subtile…

Borg ne résiste pas au plaisir de provoquer encore Lefranc sur cette parodie de coït homosexuel tout droit issue, rappelons-le encore, de l’esprit de ce dernier :

Borg : "Oui, et nous avons même perdu ces dames, nos aimables consœurs. Dommage, car… "
Il ne finira jamais sa phrase, car une voix issue d’un haut-parleur – autrement dit, l’inconscient de Lefranc- l’interrompt immédiatement ! (« G.167 et G.177, vous êtes priés de vous taire, car vous gênez l’examen des médecins… Le silence est de rigueur ! C’EST IMPERATIF ! »). De plus, cette pique de Borg avait sans doute pour autre but de réveiller la jalousie de Lefranc : ce ne serait pas la première fois (souvenez-vous: l’incident en costume de prêtre dans l’Arme absolue). Ce qui serait un motif supplémentaire à cette interruption brutale…

… quoique teintée d’un brin de mauvaise foi, puisque vous remarquerez, page suivante, deux hommes être exclus des « exercices suivants ». Comme si Pro Mundia/Lefranc ne les avait pas jugés à son goût ?

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C'est ce qui s'appelle garder le meilleur pour la...

...FIN DE LA SIXIEME PARTIE

(Et n'oubliez pas ! Questionnez, critiquez, commentez ! ;) )
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

Dans la scène suivante, Lefranc et Borg constatent une nouvelle « incohérence » : malgré la dureté des tests de Pro Mundia, la plupart des congressistes, d’âge et de condition physique diverses, ne manifestent aucun signe de maladie ou d’épuisement. Sans doute une réminiscence de l’esprit de Lefranc, qui en bon héros classique et martinien, adhère au culte du corps et de la culture physique. On comprend alors ce qui fait sourire Axel Borg quand Lefranc exprime son besoin de repos (et celui de prendre un bain, comme pour l’appâter…) :

Borg : « Fatigué !? Je vous croyais inusable, G.177 ! Euh, pardon, Guy Lefranc… Incroyable ! »
Lefranc : « Si vous m’avez pris pour Superman, vous avez fait une erreur… (…) »

Sur cette dérobade, Lefranc nous offre une nouvelle séquence de fan-service, dont le lecteur profite surtout grâce à une nouvelle alarme intempestive.

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Et voilà, second bain, second délire utérin… heureusement, l’inconscient de Lefranc l’empêche de sombrer dans la fuite régressive…

En passant, Borg déclare qu’il était sous la douche quand le signal s’est fait entendre. Dommage qu’on n’ait pas pu voir ça. Toujours est-il que ces « perturbations", comme vous le constatez, sont de plus en plus nombreuses et spectaculaires.

Un autre signe de cette perte de repères de Lefranc est le rôle de Carine Clerc, qui s’efface de plus en plus. Une de ces seules scènes vraiment « importante » se déroule à l’extérieur de Pro Mundia (Tiens ? Comme la scène avec le sexe féminin…). Le dialogue qui suit est éloquent :
Poule qui rit : « Je crois que l’on parle de nous ! Tous les regards sont braqués par ici ! »
Lefranc, avec une aisance très relative : « Ils nous prennent pour des amoureux, sans doute ! »
Poule : « Ah ! Pourtant, avec vous, il y a vraiment peu de chance ! Aucun danger ! J’en ai fait l’amère expérience ! » (quelle réplique lourde de sens !)
Lefranc : « Comme vous vous trompez, ma chère ! Vous êtes très séduisante, mais convenez avec moi que les circonstances ne sont pas favorables à ces épanchements ! Nous sommes tellement coincés ! »
Poule : « Alors je ne vous déplais pas tant que cela ? »
Lefranc : « Bien au contraire ! Et pour vous le prouver, je vais vous donner un petit baiser. »
Poule: « Pourquoi pas un gros ? »

Et là, rebelote, l’alarme se met en route et interrompt l’échange avant que Lefranc ne commette l’irréparable. Cette scène pourrait presque faire figure d’autoparodie (ou de confession ?) de la part de Jacques Martin, quant à sa façon, trop souvent maladroite, de traiter les romances hétérosexuelles, contrairement aux romances d’escargots. Comme dirait Crassus, tout est affaire de préférence.

Et que penser de la suite du dialogue, pour le moins énigmatique :

Lefranc : "Je crois qu’il nous faut y aller, malgré que nous n’en ayons pas tellement envie, apparemment !"
Poule-qui-rit : "Oh oui ! Si vous saviez !... Enfin ! Que faire d’autre !?"

De quelle envie parle-t-il ? Si Lefranc le voulait vraiment, il ne se presserait pas de rentrer avec les autres, notre homme s’est montré audacieux dans des circonstances autrement plus dramatiques ! Quant à Carine Clerc, que veut-elle dire par « si vous saviez » ? A-t-elle compris elle aussi ce qui se joue dans le psychisme de Lefranc ? Regrette-t-elle en tant qu’actrice, d’être cantonnée au rôle ingrat de cocotte de plus en plus évaporée par le personnage principal de l’intrigue ? Le fait est qu’elle sera davantage en « pilotage automatique » dans les rares scènes où elle apparaîtra encore, comme si elle en avait pris son parti…

FIN DE LA SEPTIEME PARTIE
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

Allez hop ! La suite dans le même mouvement ! Je vais essayer d'accélérer la cadence, craignant de plus en plus la censure de Dargaud (pourtant c'est pas bien méchant !):

A partir de la page 22, un nouveau palier est franchi : emmené dans un décor spatial minimaliste, Lefranc est cette fois totalement coupé de l’extérieur, à ceci près que, détail important : Lefranc n’est plus enfermé dans cette chambre, et en détient même la clé. De plus, il porte, comme tous les congressistes, le même uniforme que les ectoplasmes ! Tout ceci nous montre que la thérapie progresse : Lefranc ne se laisse plus distraire, il va à l’essentiel, ne s’embarrasse plus d’un décorum superflu, et ne veut plus fuir, physiquement (Lefranc se voit confier la clé de sa chambre) ou psychologiquement (il ne répondra plus aux tentatives de flirt de Carine Clerc de tout l’album !). Heureux de ces progrès, Borg décide d’ailleurs de relâcher un peu la pression : « Cette fois, je ne crois pas intéressant de vous faire visiter ma cabine ; cela semble manquer totalement d’intérêt. », même s’il ne peut s’empêcher d’ironiser encore à la page suivante :

Borg : …Plus nous grimpons, plus cela se simplifie.
Lefranc : Parce que vous avez la sensation d’avoir pris de l’altitude ! Qui sait, nous sommes, peut-être, en enfer !?
- Chez le Diable ! Possible ! Il ne faudrait donc pas démonter un de ces couvercles obstruant hermétiquement ces orifices ou bien nous serions envahis par les flammes !

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Une histoire de trous où Carine Clerc brille par son retrait total du dialogue…

Les orifices en question étant en réalité des générateurs à cou… bulles géantes, comme on le verra par la suite, il convient d’applaudir Axel Borg et Lefranc, qui parviennent à associer en un dialogue la thématique du haut et du bas chère à Martin, à une martinerie !

C’est alors les choses VRAIMENT sérieuses commencent. Lefranc, Borg et les autres congressistes vont faire défiler sur un écran placé devant chacun d’entre eux des scènes venant du passé, du présent et du futur de l’histoire humaine. On pourrait penser que ces scènes sont choisies au hasard par Lefranc et ses pairs, pianotant sur leurs claviers respectifs. Il n’en est rien. C’est à une véritable introspection que les protagonistes se livrent à l’insu de leur plein gré, tant il est évident que le choix des scènes se détermine en réalité en fonction de la personnalité du consultant. L’écrivain Pierre Nailly évoque même explicitement cette hypothèse plus loin dans le récit : « Ma formation littéraire et mon goût pour l’anecdote ont sans doute attiré des séquences historiques, mais combien cruelles ! ». Carine Clerc, elle, dans une unique scène la montrant sous un jour plus dramatique, reconnaît sa grand-mère morte dans les camps.

En ce qui concerne Lefranc, les « séquences historiques » choisies sont pour le moins… révélatrices, car Lefranc ne voit QUE des histoires d’homosexuels !

- En premier, lieu, l’assassinat d’Antinoüs, le favori de l’empereur romain Hadrien, qui donne au passage encore une occasion à Martin de mettre en scène des petits éphèbes à poil dans des poses équivoques un peu partout. Quel veinard ce Gilles Chaillet.

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- Puis, page 27, un « conte de fées » (dixit Borg), qui se révèle être ensuite la mort du roi Louis II de Bavière, lui aussi largement fiché chez les mangeurs d’escargots.

Jacques Martin, mon ami, qu’as-tu fait de ta vie ?


Quant à Axel Borg… eh bien, j’aimerais attirer votre attention sur un fait nouveau et prodigieusement intéressant. Nous savons que l’univers de l’album s’articule autour de la personnalité de Lefranc, qui fait les frais d’une psychanalyse musclée. Or, nous assistons page 30 à un retournement de situation : c’est au tour de Borg de voir ses certitudes vaciller ! On peut penser que c’est l’inconscient de Lefranc, peut-être piqué au vif par les sarcasmes de son ami presque amant qui prend sa revanche… Toujours est-il qu’après une séquence de catastrophe nucléaire probablement inspirée de son passif de la Grande Menace, Borg revoit « la première et la plus grande terreur de sa vie » (quelles ont pu être les autres ?) : l’humiliation qu’il a subie par sa mère pendant son enfance. Pour ceux qui n’ont pas l’album sous les yeux, voilà ce qu’il se passe : on voit Borg alors qu’il n’était qu’un très jeune garçon, perdre de vue sa mère au milieu de la ville. On découvre plus tard qu’il ne s’agit que d’une mauvaise plaisanterie de la part de cette dernière (ou plutôt semble-t-il de l’amie qui l’accompagne).

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Toutes des salopes, surtout maman.

Il y a tellement de choses à dire sur cette scène… Déjà, elle est inspirée d’une anecdote de jeunesse de Jacques Martin lui-même ! (Source : à propos de Lefranc, si je ne me trompe pas.) La récurrence des personnages de « virago » dans son œuvre pourrait être une réminiscence de cet épisode qu’on devine ô combien traumatisant… La femme, en tous cas, ne sort pas grandie de cet intermède, mais je ne me risquerai pas à la psychanalyse de caniveau en y voyant la source de l’homosexualité de Borg : ses rapports avec les femmes semblent au contraire plus sereins –quoique toujours intéressés- que ceux de Lefranc. Je la considèrerais plutôt comme une manifestation de la part plus sensible et vulnérable de son être, qu’il a du refouler des années durant. Ce déni de cette partie de lui-même est également un obstacle à l’accomplissement de leurs sentiments.

Mais alors, objecterez-vous, Pro Mundia ne peut pas être une extension de la psyché de Lefranc, sinon comment aurait-il eu connaissance de ce souvenir de Borg ? La vérité est entre les deux : on peut penser que ce souvenir de Borg, voire Borg lui-même, ne sont qu’une projection fantasmatique de Lefranc sur un « ennemi » qui le trouble et qu’il peine à cerner. On pourrait même trouver à Borg un air de ressemblance avec Jeanjean qui conforterait cette théorie… Et encore une fois, cette anecdote provient du passé de Jacques Martin, dont Lefranc, comme le signale Michel Jaquemart dans une interview, est l’avatar de papier…

Je crois cependant que c’est bien le véritable Borg qui est présent ici, convoqué comme composante de l’univers mental de Lefranc (comme sans doute les autres congressistes, comportant pas mal de célébrités que Lefranc a du croiser ici ou là dans sa carrière professionnelle). Quant à ce souvenir, il peut aussi bien être authentique, les deux hommes partageant beaucoup de points communs. Jacques Martin dit avoir également mis beaucoup de lui-même dans Borg (« il a hérité de mon amour du luxe et de la beauté » déclare-t-il dans Avec Alix). Ils sont, en fin de compte, littéralement unis par un lien psychique les amenant à se dévoiler l’un à l’autre. Borg va jusqu’à faire à Lefranc cette confession d’autant plus poignante qu’elle est inhabituelle chez le personnage : « Et l’on se demande souvent pourquoi un homme devient un monstre. Eh bien sans doute parce que tout petit on a déchiré brusquement son esprit et son cœur ! ».

Après tout, ne sont-ils pas « deux pôles qui s’attirent et se repoussent tel des aimants » ?

FIN DE LA HUITIEME PARTIE
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Rob1
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Message par Rob1 »

Toujours très marrant. J'ai l'impression que ce relevé est nettement plus "sophistiqué" que les précédents, en parlant d'inconscient, de thérapie etc.
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Mitsugoro
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

Rob1 a écrit :Toujours très marrant. J'ai l'impression que ce relevé est nettement plus "sophistiqué" que les précédents, en parlant d'inconscient, de thérapie etc.
En effet, j'ai passé beaucoup plus de temps sur cet album que les autres, il faut dire que vu la matière... D'ailleurs, la longueur du résultat final parle d'elle-même !

Avec le recul, le ton général m'a aussi semblé un peu plus "sérieux" que d'habitude. Qu'en pensez-vous ?

Voilà en tous cas la suite :

Heureusement, après toutes ces émotions, Lefranc peut se détendre en contemplant au réveil un homme torsopoil faire des flexions sur sa télévision p 32. Ca fait du bien de se détendre un peu.

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Il s’agit cependant du calme avant le grand finale ! Lefranc lui-même commence à comprendre la vérité. SA vérité, comme le montre page 32, cette réplique qui frôle la mise en abyme : « J’ai le sentiment qu’ici rien n’est fortuit, et que nous sommes entraînés dans un but précis. » Mieux vaut tard que jamais…

Coïncidence (hum !), c’est à ce moment-là qu’un « ectoplasme » décide d’envoyer Lefranc à une époque qu’ils ont « eux-mêmes » choisis, « en raison de l’enjeu final ».

Et si les choses n’étaient pas assez claires, voici ce que dit l’homme de Pro Mundia page suivante : « Voici la période qui a été retenue pour votre principale édification. En effet, nous tenons à ce que chacune des personnes sélectionnées par « Pro Mundia » reçoive une information majeure sur la destinée de la race humaine… G.177, celle-ci est la vôtre. » Lefranc va donc enfin plonger au plus profond de son inconscient. C’est la dernière étape de son voyage intime, celle qui l’amènera à accepter ce qu’il est réellement. Lefranc s’envole page 33 dans une c… bulle géante (toujours le thème de l’ascension…), vêtu comme ses « clones ». Le fait que ce visuel ait été repris en couverture n’est sûrement pas du au hasard.

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Lefranc sortira-t-il de sa bulle ? (Et non, ce ne sont pas des boules disco à l’arrière-plan !)

Un « homme du futur » s’adresse à Lefranc en ces termes énigmatiques : « Nous savions qu’un contact devait être établi avec vous, malgré que bien du temps nous sépare, du moins en apparence*. »

(* La précision a son importance, comme on le verra plus bas quant à la crédibilité du futur représenté par Jacques Martin.)

Après ce préambule, le seigneur Yorion, maître de la section Y (Y… comme le chromosome XY, masculin par excellence, ou comme… Yaoi ?!) reçoit donc Lefranc dans la section H.3 (H comme homme ?).

Le dialogue qui s’ensuit page 35 devant une statue d’éphèbe à poil (on ne se refait pas) rappelle à Lefranc combien il est important pour lui d’en finir avec ses démons, malgré le défi que cela représente :

Yorion : Ainsi nous allons pouvoir dialoguer puisque c’est pour cela que vous êtes venu.
Lefranc : C’est à dire que ! Personnellement je n’ai rien demandé !
- Je sais. Néanmoins votre situation est devenue si exceptionnelle que vous ne pouvez la négliger : alors regardez et écoutez tout avec la plus grande attention. Le moindre détail aura son importance lorsque vous devrez vous en souvenir.
- Peut-être, pour quelques uns, car si je reviens sur terre, à mon époque, la plupart des gens ne me croiront pas. Les hommes détestent d’instinct ce qu’ils ignorent, par peur de l’inconnu.
- Sages paroles ; toutefois il faut bien que certains soient en avance sur leur temps, même s’ils ont le tort d’avoir raison ! Vous avez été choisi parce que vous avez cette sorte de clairvoyance qui perce les ténèbres…


Autrement dit : le regard des autres est souvent le dernier obstacle à affronter dans la voie de l’acceptation de soi, mais il faut s’y mesurer, pour soi-même, et pour faire évoluer les choses.

Lefranc découvre alors les ravages de la surpopulation sur ce qui est censé être le futur de l’humanité.

Raymond, sur le forum Alix, Lefranc, Jhen et les autres (http://lectraymond.forumactif.com/t388p15-l-apocalypse) avait déclaré que le futur montré par Jacques Martin était irréaliste car la civilisation se serait effondrée bien avant, un peu comme ce qui s’est passé avec le modèle soviétique, qui s’est désagrégé car plus personne n’y croyait. Et pour cause ! Cette vision du monde cauchemardesque n’a pas pour vocation d’être réaliste (ne serait-ce que par l’aspect très « série z » des décors et personnages), mais de refléter le moi chaotique de Lefranc, toujours refoulé dans ses contradictions : il nie son attirance pour les hommes tout en dorlotant Jeanjean, passe du seme au uke tout en flirtant avec les femmes… Une telle situation ne peut durer éternellement sans dégâts : en résumé, et selon le principe qui veut que la petite histoire fasse la grande, si Lefranc ne se rebelle pas contre l’hétérocentrisme triomphant, dont la surpopulation est le symbole le plus négatif qui soit, l’humanité vivra un enfer. Toute cette pression n’empêche cependant pas notre héros de s’extasier devant une réplique du groupe du Laocoon accompagnée de divers monuments à vocation phallique page 36. Toujours joindre l’utile à l’agréable.

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Deux, trois flèches de cathédrales, dont une au tout premier plan, la tour Eiffel, et un monument en forme de pointe derrière Lefranc que je ne reconnais pas. Rassurez-vous, l’essentiel est sauf. (Et la vierge à l’enfant semble bien effacée au fond de la pièce…)

FIN DE LA NEUVIEME PARTIE
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Message par Mitsugoro »

Et pendant ce temps-là, que devient Borg ? Eh bien il se fait un sang d’encre pour Lefranc page 37 ! Vous noterez en passant que Lefranc est de toute la série le seul être dont Borg se soucie en dehors de lui-même… Il semble en tous cas redouter que Lefranc ne se soit laissé submerger par ses démons (« Il a disparu, totalement ; fondu ! »), ce à quoi Pro Mundia lui répond : « décidément vous n’avez pas une confiance bien grande en notre organisation ».

Par cette remarque, Pro Mundia signifie à Borg qu’il doit avoir foi en la force morale de Lefranc. Et le fait est qu’après avoir compris où son rival se trouve, notre barbu acerbe, enfin rassuré, évacue son stress par une martinerie :

« En effet, il a l’air en compagnie de Flash Gordon, mais on ne voit pas la fiancée, Dale !? Donc ce futur-là est toujours aussi super masculin. »

Borg est cependant interrompu dans ses réflexions par le sémillant Pierre Naillly, qui raconte à l’assistance médusée avoir assisté à une scène de prostitution pédéraste en Asie. Loin d’être une pièce rapportée, cette scène donne à Jacques Martin l’occasion de mettre en lumière la différence entre le shotacon, tel que Lefranc et Jeanjean le pratiquent, et un sordide droit de cuissage tarifé. Certaines vérités gagnent à être rappelées. On peut quand même se demander ce qui a pu provoquer cette sorte de vision chez notre brillant écrivain. Sacré Pierre…

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Pierre Nailly, Michel Houellebecq, même combat ?

Mais cet intermède réjouissant n’empêche pas notre ami Axel de se languir de son rival préféré :
Borg : « Et Lefranc, je me demande quand il va réapparaître ?... Ce n’est pas que je tienne à lui plus que de raison, mais j’y suis habitué… Vous ne pouvez pas comprendre, G.179. »
Le G.179 en question: « Mais si, je suis certain qu’il va revenir. »

Il va bientôt revenir, en effet, mais pas avant de découvrir avec nous, lecteurs, que les hommes du futur… sont tous hermaphrodites ! On pressentait déjà quelque peu cette révélation quand hommes et femmes se sont tous retrouvés vêtus d’uniformes identiques, puis de combinaisons spatiales gommant totalement les sexes. On peut interpréter cette révélation comme le reflet de l’indécision de Lefranc quant à ce qu’il veut être et sa difficulté à se reconnaître dans ce que la « loi du genre » lui impose : les « hommes du futur » ont une apparence nettement plus masculine que féminine (Borg qualifie ce futur de « super-masculin »), tout en étant « polyvalents ». Bref, ils représentent l’incapacité de Lefranc à assumer complètement son attirance pour les hommes (et surtout un en particulier…). Il est facile d’esquiver la question du genre ou de l’orientation sexuelle quand, comme le dit Yorion, « il est impossible de rencontrer, ici, un sexe plutôt qu’un autre… »

A contrario, on peut ne considérer cette scène que comme la simple expression d’un fantasme, surtout si on lit cet extrait d’A propos de Lefranc, page 35, où Jacques Martin déclare penser que l’humanité s’achemine progressivement vers l’hermaphrodisme et dit avoir reçu une lettre d’un lecteur concerné par le sujet :
« J’avais été invité à Louvain-La-Neuve pour juger une exposition qui avait été faite sur l’Antiquité. J’ai rencontré à cette occasion un assistant, un jeune garçon d’une vingtaine d’années qui m’a demandé ensuite d’aller boire un verre avec moi. Il m’a expliqué que c’est lui qui m’avait écrit et qu’il était hermaphrodite : « Mes parents m’ont déclaré comme fille, je m’appelle Maud, me dit-il, or je me sens garçon ». Et effectivement, j’avais devant moi un vrai garçon. Je n’ai naturellement pas été voir dans les détails… et quelque part, je le regrette. » (sic !)

Nous découvrons également que les hommes du futur cachent des yeux de chats sous leurs lunettes, car « la lumière les incommode »… La signification de ce phénomène se précise… mais il faudra attendre la fin de l’album pour en avoir le cœur net !

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Le véritable moi de Lefranc ?


A présent, Lefranc va renaître, comme le début de l’histoire l’avait annoncé : il va sortir littéralement de sa bulle page 39, via un orifice que Lefranc qualifie –à tort, on l’aura compris- d’ « objectif d’appareil photo » (réminiscence de son métier ?) ou de « bouche goulue ».

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Une « bouche goulue » qui n’est pas sans rappeler les appareils médicaux de la page 19…

FIN DE LA DIXIEME PARTIE
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

A partir de la page 40, le rythme s’accélère très brutalement : une nouvelle alarme retentit, les appareils sont tous éteints, Lefranc, ainsi que les autres congressistes sont entraînés dans une spirale hypnotique (hmm…), et…

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…Lefranc se réveille, case suivante, dans le lit de sa chambre de Pro Mundia !

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Un réveil qui n’est pas sans m’évoquer l’arrivée d’Ash dans la Class Real, à la fin du film Avalon… http://www.youtube.com/watch?v=P28-PPzCI3k (début de la vidéo SPOILERS !)


Cette ellipse n’est certainement pas fortuite : Lefranc est sorti de son état hypnotique. Son alter-ego à lunettes nous le confirme : « HELLO ?… HELLO ?… Réveillez-vous. Le moment de vous lever est venu… Votre sommeil a été suffisant. Hé ! Alors !… REVEILLEZ-VOUS ! », et rend compte, case suivante, des bouleversements psychiques qui se sont opérés chez Lefranc : « Il y a urgence, comme vous le savez, aussi faites votre possible pour accélérer votre départ, car il y a eu changement. Tout doit être mis en œuvre pour que vous quittiez ces lieux dans le plus bref délai… »

Lefranc, désormais conscient de ce qui est en lui, n’en ressent pas moins une certaine appréhension :
- « Il y a urgence… Il y a changement… changement… »
Lefranc : « Bon sang, dans quel cycle infernal allons-nous encore être plongés ?… »

Le terme « cycle infernal » aura hélas une valeur prophétique quand on voit la suite des albums, mais c’est une autre histoire…

C’est en tous cas dès la page suivante (41), que les effets du dit « changement » commencent à se manifester. Déjà, on peut remarquer que la porte de la chambre de Lefranc est définitivement ouverte:

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Ensuite, il y a le changement radical d’attitude de Lefranc (et même Borg) envers Carine Clerc, celui-ci se montrant beaucoup plus froid et distant quand cette dernière vient frapper à sa porte dans une dernière tentative de flirt :

Poule qui rit: « Monsieur Lefranc… Hi ! Hi ! C’est moi, Carine Clerc. Je vous dérange peut-être. (…) ils ont décidé de mettre deux passagers par voiture alors que nous sommes tous arrivés pratiquement seuls à bord… Alors, dans le cas où vous retournez à Paris, je… »

Deux passagers par voiture ? Tiens, tiens…

C’est là que Borg, tel un Zorro vengeur rallié à la cause des mangeurs d’escargots, arrive à la rescousse de son Lefranc (au demeurant à peine réveillé) :

Borg : « Désolé, Mademoiselle, mais G.177 et moi devons nous rendre au terrain d’aviation de Langsfeld. Nous comptons voyager ensemble car nous avons quelques affaires à régler, n’est-ce pas ? »
Lefranc : « Euh ! Certes… »

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Un fameux "coup de balai"... (voir plus bas)

Pour Axel Borg aussi le temps presse ! Il a compris ce qui s’est passé chez Lefranc, et il sent que cette parenthèse dorée ne durera qu’un temps. Comme il le fait remarquer un peu plus loin, c’est par un « fameux coup de balai » que tous les congressistes sont lâchés dans la nature sans autre forme de procès, et sans en savoir tellement plus sur les raisons de leur présence au sein de Pro Mundia.

A ce sujet, beaucoup de lecteurs ont trouvé que l’histoire se finit très abruptement. On évoque souvent la contrainte des 46 pages par album au lieu des 60 en vigueur quelques années auparavant. C’est une cause possible et même probable, mais en réalité, dès lors que Lefranc est allé dans l’ « espace » à la rencontre de lui-même, Pro-Mundia avait-elle encore une raison d’exister ? Lefranc est guéri, la thérapie est terminée.

FIN DE LA ONZIEME PARTIE
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

Revenons à Borg : celui-ci a son idée en tête, et ne lâchera plus Lefranc jusqu’à la toute fin de l’album. Celui-ci s’en étonne :

Lefranc : « Ainsi donc vous tenez à ce que nous voyagions ensemble ?! »
Borg : « Oui. Montez, je vous prie. Nous bavarderons en roulant… Si vous le voulez bien. »

Et page suivante, Lefranc à Borg, dans la voiture : « …La nuit va tomber et vous ne m’avez toujours pas expliqué pourquoi vous avez voulu faire ce trajet avec moi ? »
Borg : « Un conseil, patience… »

Ce qui est très intéressant dans ces échanges, c’est que j’ai eu beau relire l’album dans tous les sens, à aucun moment on ne voit Borg expliciter ses raisons à Lefranc. Jacques Martin a dû oublier cette réplique… à moins que cette raison n’ait pas été jugée publiable dans une revue destinée à un jeune public !

Un autre fait troublant : Malgré leur apparent « retour à la réalité », le monde autour de nos deux héros laisse planer une impression d’étrangeté. Des réminiscences de Pro Mundia subsistent, comme se mélangeant au « monde réel », qui favoriseront l’issue finale de l’album, dont vous devez avoir une petite idée à présent, amis lecteurs yaoistes !

Ces phénomènes iront en s’amplifiant au cours des dernières pages :

- D’abord, Pro Mundia, répondant aux désirs secrets de Lefranc et Borg, leur loue des chambres d’hôtel.

- Un chapeau très semblable à celui de Louis II de Bavière dans la vision de Lefranc apparaît dans une boutique. Borg, toujours attentif, pousse son avantage en en faisant l’acquisition, ce qui trouble encore plus, via le jeu de la ressemblance, la frontière entre rêve et réalité.

La réplique de Lefranc page 43 montre d’ailleurs que cette tactique est payante :
Lefranc : « Troublant ! Borg, c’est la première fois que je vous trouve émouvant*. »

(*menteur !)

La réplique du vendeur ne manque pas de sel non plus : « Formidable ! Monsieur est criant de vérité ! »

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Plus efficace que le rainbow flag: le chapeau de Louis II de Bavière.

Pour Borg, ce geste a quasiment la valeur d’un coming-out (il est « criant de vérité »…). Il tire d’ailleurs une grande satisfaction à se balader « libre, sans contraintes » (du regard des autres s’entend…).

Lefranc, lui, manque encore d’assurance :
Lefranc : « (…)vous n’auriez pas dû mettre ce chapeau. Vous perturbez terriblement les passants. »
Borg : « Eh bien, si cela peut leur faire penser à ce roi baroque qui leur a laissé une fortune en châteaux, ce sera fort bien ! »
Lefranc : « Joué par vous c’est tout de même paradoxal ! »

En l’occurrence, pas tellement…

Mais Borg, malgré tout, doute encore de ce qui leur arrive : tout semble trop beau pour être vrai, et les hésitations de Lefranc ne sont pas pour le rassurer : la sauvegarde des apparences aura-t-elle encore le dernier mot ?

Borg : « Mais tout est frelaté de nos jours ; c’est le triomphe du toc et du clinquant et rien n’est vraiment juste. Par exemple, je suis persuadé que nos fameux anges-gardiens nous ont dressé tout un échafaudage en trompe-l’œil afin de nous intoxiquer. Et après ce formidable coup monté, ce faux semblant, ils nous larguent comme cela, avec de vagues explications… Et allez donc prêcher la bonne parole ! Absurde ! »
Lefranc : « Et si, tout de même, c’était vrai ? »

Borg est un homme profondément désabusé et ce n’est pas la réponse pleine d’espoir de Lefranc qui suffirait à dissiper son pessimisme. C’est alors qu'apparaît aux yeux de Borg, Lefranc, et des lecteurs, qui commençaient à croire que tous ces efforts ont été vains, la plus spectaculaire manifestation de Pro Mundia : le cortège fantomatique de Louis II de Bavière ! Non ? Si :

Celui-ci, d’un salut, semble bénir l’union des deux hommes page 44 :

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Puisque que je vous dis que c'est vrai !

Borg : « Inouï ! Il a l’air surpris de nous voir ! » (Et nous donc !)
Lefranc : « Vous surtout ! Pourtant il nous salue. »
Borg, se découvrant devant l’apparition pour la remercier de son soutien : « Eh bien, qui que ce soit, je lui dois bien cette civilité. »

Lefranc se demande comment « ces gens » pouvaient deviner l’itinéraire de leur promenade. Il ne semble pas avoir tout à fait compris que c’est LUI la source. A moins qu’il ne s’interroge sur le fait que cette apparition se fasse hors de Pro Mundia elle-même…
Borg, lui, définitivement ébranlé, décide de s’en remettre à son seul instinct :
Borg : « (…) je demeure dans un état d’esprit dans lequel chaque explication est nécessaire et toute preuve superflue. »


Et c’est là, après cette si longue attente, que l’issue finale de toute cette entreprise est atteinte : j’ai en effet la certitude que Borg et Lefranc ont passé la nuit ensemble dans leur chambre d’hôtel. Souvenez-vous : la « visite de chambres », au début de l’album, annonçait ce dénouement… De plus, on assiste case suivante à une nouvelle ellipse brutale, la case suivante se déroulant « le lendemain matin ». Que s’est-il passé entre ces deux cases, dès que Borg a fini sa dernière réplique ? On peut penser qu’abandonnant toute retenue celui-ci a pu embrasser Lefranc en pleine rue avec sa fougue coutumière, qu’en pensez-vous ? Quant à Lefranc, perdu entre un rêve et une réalité désormais fusionnés, ne serait-il pas naturel de sa part, après tout ce qu’il a traversé, qu’il réponde enfin aux appels de son cœur et de celui de cet homme, qui est pour lui à la fois le rival, le père, l’ami, l’amant, l’alter ego* ?… Peut-être qu’avec un peu plus de pages ?… Bah ! Jacques Martin a choisi la pudeur, à nous fans de décider du reste.

(* N’oublions pas la définition que donne l’auteur de Borg dans Avec Alix : « Un Lefranc qui a mal tourné »...)

FIN DE LA DOUZIEME PARTIE
Qui ose souiller de ses souliers la loge du grand Mitsugoro ?
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Mitsugoro
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Re: Une autre lecture de la BD franco-belge

Message par Mitsugoro »

Quoiqu’il se soit passé, cette nuit semble avoir, en tous cas, passablement secoué nos deux comparses: Borg veut montrer sa joie au monde entier en continuant d’exhiber son chapeau de Louis II de Bavière (Notez en passant le ton beaucoup plus complice des dialogues…):
Lefranc : « Avec ce chapeau sur la tête, vous allez sûrement attirer les regards et vous n’aurez aucune chance de passer inaperçu. »
Borg : « Chiche ! C’est un défi qui me plaît assez. »

Et il s’y tiendra jusqu’à la fin de l’album !

Quant à Lefranc, grisé par les derniers évènements, c’est carrément Louis II de Bavière qu’il voit partout, comme devant l’avion qui les ramènera à Paris:
Lefranc ? (Ce n’est pas certain, car on ne voit que la voiture de l’extérieur): « (…) Mais qui sait, il y a peut-être Louis II à bord !? »

…Ou devant l’hôtesse de l’air, page 45, dont seules les jambes sont visibles sur la case:
Borg : « Apparemment, ce n’est pas le roi de Bavière, à moins qu’il y ait, plus haut, une barbe et un chapeau. » (Toujours ce goût pour le travestissement...)
(Case suivante, où on voit l’hôtesse en entier…)
Lefranc, presque déçu : « Non ce n’est pas le cas. »

Ce dernier pousse le vice jusqu’à impliquer l’hôtesse dans un rôle d’entremetteuse :
Lefranc : « Pardon Mademoiselle, le pilote et le copilote n’ont pas de lunettes noires ou de chapeaux et barbes, comme mon compagnon ? »
Hôtesse: « Mais non ! Messieurs Bugler et Schwartz sont bien rasés et… Mais pourquoi cela ? »
Lefranc : « Par crainte des mirages. »
Hôtesse : « Rassurez-vous, il n’y en aura pas. Attention, nous allons décoller. »

Messieurs Bugler et Schwartz l’ont échappé belle (où ont raté quelque chose, question point de vue). On peut voir dans ces questions pressantes de Lefranc une manière de prolonger son « état de grâce » avant d’être rattrapé par les soucis du quotidien, qui se font de plus en plus sentir à mesure que s’éloigne Pro Mundia (comme le dit l’hôtesse, « les mirages » sont terminés…).

La scène suivante le montre d’ailleurs : les rancoeurs commencent à refaire surface, alors qu’elles avaient été totalement mises de côté auparavant (Borg ne disait-il pas « ma rancune est bien tombée, cependant elle pourrait bien renaître » au chevet de Lefranc ?) : Borg découvre dans l’avion le nom marqué sur son passeport fourni par Pro Mundia :
Borg : « Il est au nom du marquis Torre Monte di Ferria à Venise… Cela vous rappelle quelque chose ? »
Lefranc : « Oui. »
Borg : « Eh bien, je préfère ne point m’attarder là-dessus car une vieille colère pourrait me monter dans la tête et le cœur… Venise, je ne vous le pardonnerai jamais ! »

Mais ce passeport, n’est-il pas plutôt un avertissement pour Lefranc et Borg ? Une manière de leur dire qu’ils ne pourront pas aller de l’avant sans dépasser leurs anciennes querelles, les rôles que le destin leur force à jouer. On peut aussi, hélas, y voir une prophétie des déboires à venir dans les futurs albums, ou petit à petit, la routine de rivalité va revenir s’installer pratiquement comme si rien ne s’était passé… A croire qu’il est vain de vouloir changer le destin !

C’est alors que Lefranc, énigmatique, lance cette réplique magnifique, chef d’œuvre absolu de la prose martinienne :

Lefranc : « Oui, nous aurons toujours un grand canal entre nous. »

Image
Une réplique comme ça vaut bien une image !

Car, comme un pied de nez à ce fameux destin qui veut les enfermer, c’est aussi bien leur antagonisme que leurs points communs qui sont à l’origine de l’attirance mutuelle entre ces deux hommes !

Attirance d’autant plus remarquable, qu’elle est contrebalancée par la totale insensibilité à la dernière tentative désespérée de la poule qui rit page 46 (Poule, qui soit dit en passant semble s'être rapprochée de Pierre Nailly faute d’avoir pu conquérir Lefranc…) :
Carine Clerc : « Ah ! G.177… Pardon, monsieur Lefranc ! Que je suis heureuse de vous revoir. Euh, puisque vous êtes journaliste, si un jour, vous souhaitez m’interviewer, téléphonez-moi… Hi ! Hi !... »

A ce moment précis, Carine finit de nous achever, par sa dernière réplique en désignant Borg, toujours coiffé du chapeau de Louis II :
« Quel drôle de chapeau vous avez-là, monsieur… euh ? »

On peut difficilement être plus à côté de la plaque. Le message est clair : la rupture est totale. Carine Clerc et ce qu’elle représente sont bel et bien bannis de l’univers personnel de Lefranc. Même Borg, pourtant courtois à son égard au début de l’album, se montre nettement plus dur après le départ de l’actrice (qui semble avoir reconnu sa défaite):
Borg : « Ouf ! Nous voici débarrassés de ces importuns ! »
Lefranc, décidément très en forme : « L’écrivain ne l’était pas tellement, malgré qu’il ait trouvé cette nouvelle égérie. »
Comme vous le voyez, on est bien loin du big bisou… On découvre par ailleurs sur la même page que Lefranc a conservé « par mégarde » la clé de sa chambre de Pro Mundia, tel un talisman symbolisant sa liberté conquise…

Image
Par mégarde, vraiment ?

FIN DE LA TREIZIEME PARTIE

(Et à bientôt pour la quatorzième et dernière !)
Qui ose souiller de ses souliers la loge du grand Mitsugoro ?
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