Il y a bien longtemps que je n'ai contribué à la vie de ce forum. Aussi, vais-je profiter de la parution de ce nouvel album pour écrire un billet au sujet des impressions qu'il m'a données à la première découverte.
Je l'ai lu sans déplaisir et même avec un certain plaisir. Je ne pense pas qu'il soit la pire des reprises, ni évidemment la meilleure, pour cette raison que ce type de classement dépend de beaucoup de critères dont celui des genres abordés. Certains lecteurs préfèrent le récit de science-fiction, d'autres le récit d'espionnage, d'autres encore l'intrigue policière ou le récit de guerre, autant de registres qui se sont illustrés au fil des publications, du vivant de Jacobs déjà. Ensuite, il y a, de l'intérieur de chacun de ces genres, la plus ou moins grande réussite du projet mené.
Le cri du Moloch me semble du point de vue de son contenu un honnête album. Il manipule correctement un certain nombre de thèmes classiques de ce genre d'histoire d'invasion extra-terrestre.
Il est toutefois vrai que ce genre n'est pas nouveau, c'est le moins qu'on puisse dire et, ayant été abondamment exploité, ne passionne plus autant qu'autrefois. Il faut bien admettre que ce qui nous est raconté, s'inscrivant dans le cadre bien connu de histoires d'attaques extra-terrestres des années cinquante, a en effet depuis longtemps cessé d'exercer sa fascination initiale et risque de n'apparaître a priori que comme une énième variation sur un thème obligé, voire éculé. Mais la questionne est-elle vraiment là ? Après tout, on peut aussi se servir d'un genre éculé pour y glisser quelque chose d'autre qui le transcende. Est-ce le cas ici ? Je n'en suis pas sûr, tout en me disant que développée autrement, cette histoire aurait pu trouver une force visionnaire qui lui manque en l'état. Mais j'y reviendrai.
Comme Guy Nipigue, je pense que le premier album du cycle avait une dimension d'énigme suspendue qui lui donnait une force bien plus grande et je partage son impression selon laquelle on aurait très bien pu en rester à ce mystère non résolu. L'invocation finale "Asile, Asile !" était alors tellement étrange et inexplicable qu'elle faisait de cette fin quelque chose de vraiment fascinant. Il y avait dans ce premier volet une dimension d'odyssée mentale complexe avec une certaine forme de mysticisme cauchemardesque qui faisait la force de
L'Onde Septimus. L'album avait quelque chose d'un aérolithe dans la série des continuations.
Il est clair en effet que nous sommes passés d'un climat d'onirisme fantastique (qui faisait que
L'Onde Septimus m'avait d'emblée séduit alors que beaucoup d'autres lecteurs tenaient cet album pour un objet inclassable dont ils ne savaient pas trop quoi faire ni penser, éprouvant devant lui un mélange de malaise et de rejet) au volet "scientifique" dans lequel tout s'explique et doit se résoudre par un série de péripéties dont je seul vrai mérite à mes yeux est - et en cela j'éprouve une autre impression que celle de Wronschien - que s'y mélange quand même une certaine dimension de magie, ou plus précisément d'onirisme qui retrouve une partie, mais une partie seulement de ce que j'avais aimé dans
L'Onde Septimus. J'ai apprécié notamment la prolifération des messages en hiéroglyphes extra-terrestres qui se mettent à proliférer, transformant les objets, les murs et les maisons en grimoires, de même que se multipliaient les Septimus en délire dans la fin cauchemardesque de
L'Onde Septimus. Les images de cette contamination de signes écrits dans une langue indéchiffrable sont d'ailleurs de toute beauté, donnant parfois l'impression que les lettres irradient étrangement dans la pénombre.
Mais il est vrai que l'histoire qui nous est racontée cette fois est moins réussie. Je crois qu'effectivement, la nécessité d'apporter des explications "rationnelles", (c'est-à-dire de proposer un système d'explications fictivement rationnelles, selon les lois du genre) réduit la portée d'une intrigue qui aurait peut-être gagnée à conserver sa part de mystère irréductible. Je pense que Wronschien a raison quand il écrit : "Sans doute que si Dufaux avait pu faire 2 autres albums comme prévu au lieu d'un seul, le récit aurait été plus abouti. Je trouve qu'Olrik aurait mérité qu'on s'attarde un peu plus dessus par exemple, sur ce qui s'est passé dans l'Orpheus en particulier, et les liens qu'il a peut-être avec le Moloch."
Il est certain que développer l'histoire sur trois albums aurait permis de l'approfondir et d'éviter de donner le sentiment d'une précipitation de sa conclusion. De même, cela aurait permis d'éviter que la métamorphose qui rend à Olrik sa mémoire paraisse trop abrupte et convenue. La faute en incombe sans doute moins à Dufaux qu'à la décision éditoriale de limiter l'histoire à deux volumes. Je suis certain que si l'occasion lui avait été donnée de développer son scénario avec plus d'ampleur,( tel qu'il l'avait peut-être conçu à l'origine, il serait intéressant de l'interroger à ce sujet), il aurait sans doute, lui qui est un raconteur d'une très grande habileté pour qui j'ai une vive admiration, réussi à coordonner les différents niveaux de cette étrange aventure d'une façon beaucoup plus convaincante et sans doute inquiétante.
Reste aussi qu'il a sans doute été contraint par une des lois du genre jacobsien : inventer une pseudo vraisemblance scientifique à des évènements fantastiques qui font intervenir technologie et créatures soit modifiées par une emprise occulte, soit issues d'autres mondes, qu'il s'agisse d'extra-terrestres, de terriens dégradés du futur ou de robots échappant au contrôle de leur créateur. J'aurais aimé que Dufaux puisse déployer son récit sans forcément tenir compte de ces critères implicitement obligés et suivre une ligne très libre selon sa plus profonde inspiration, comme l'ont fait François Schuiten et Jaco Van Dormael dans ce qui, il est vrai, est plus un hommage qu'une continuation. Mais peu importe. On aurait pu imaginer que cet album ose cette forme de liberté, quitte à déplaire bien plus qu'il ne le fera, même si les jacobsiens de stricte observance à qui l'idée de continuation déplaît le rejetteront par principe, plutôt qu'ils le jugeront sur ses véritables défauts et ses véritables qualités.
Que tout finalement tourne autour de la célèbre injection : "Par Horus demeure !" ne me gène pas. C'est d'ailleurs aussi un lien implicite entre "Le dernier Pharaon" et les deux albums du cycle Dufaux. D'ailleurs, dans
Le dernier Pharaon et le dyptique de Jean Dufaux, il est question d'un secret enfoui sous les apparences normales d'un capitale, d'une menace qui répand dangereusement ses effets, d'un renversement des valeurs et des codes exigeant un déchiffrement par un personnage sacrificiel, Mortimer dans l'un, Olrik dans l'autre. Ce jeux d'échos, certainement non prémédité, n'est pas moins fort intéressant en lui-même. Il dit quelque chose d'une vision très sombre chers quelques uns des auteurs actuels des aventures de Blake et Mortimer, et rejoint en cela certaines des préoccupations apocalyptiques de Jacobs.
D'où vient cependant que
Le dernier Pharaon est, à mon goût, totalement réussi dans son genre propre tandis que
Le cri du Moloch (quel beau titre soit dit en passant), l'est moins dans le sien ? A mon avis de ces deux facteurs : la réduction de trois albums à deux et la volonté de coller au moins partiellement à des codes de type jacobsien, si bien qu'on pourrait presque dire que, paradoxalement,
Le cri du Moloch est en partie victime, non de son infidélité à l'univers de Jacobs, mais de de son trop grand désir d'en respecter certain des codes.
Reste quand même un album qui se lit avec plaisir et des instants vraiment réussis. J'ai aimé par exemple qu'Olrik apparaisse ici sous un jour assez héroïque et soir conduit à épargner Mortimer par souci de sa propre grandeur et pour mieux jeter le trouble dans l'esprit de ses adversaires qui seront forcés de reconnaître que pour une fois il a été sauveur plutôt qu'allié de la destruction, certes par l'effet d'un intérêt commun, mais non sans une certaine grandeur.
J'ai déjà dit que j'ai aimé la prolifération des signes qui fait du message extra-terrestre quelque chose de très mystérieux, comme si leur signaux relevaient de quelque vieux traité d'alchimie ou de magie noire que d'une technologie en avance sur celles des terriens des années 1950. La manière dont le Moloch s'échappe en fait une sorte de monstre de Frankenstein et on se dit que, mieux traité, ce thème aurait eu plus de force, car il est clair que si le Moloch n'a pas été créé par le professeur Scaramian, celui-ci est bien responsable de sa réactivation et des terribles effets qui en résultent.
Le personnage du Moloch, "sombre et hiératique" ainsi que le note la critique présentée dans "Sens critique", est en soi intéressant et donne par sa physionomie l'impression d'être une sorte de double de La Marque Jaune dans la première partie de l'album éponyme - mais sa mise en image est un peu fade quand il est montré avec plus de détail après avoir échappé à l'habitacle transparent dans lequel il est initialement enfermé. Il m'a aussi fait songer graphiquement à la figure du Diable dans
Fantasia (dans la séquence illustrant
Une nuit sur le Mont Chauve et cette ressemblance potentielle n'empêche pas qu'il n'a pas l'air assez mystérieux qui aurait fait de sa nature terrible quelque chose de vraiment fascinant. Je suis certain que ce personnage aurait gagné à être l'objet d'un plus grand développement si la version en trois albums avait pu être retenue. Est-il une pure incarnation de la puissance brutale sans autre conscience que celle de l'efficacité meurtrière et machinale, possède-t-il une forme d'hyper conscience portant les vertus agressives à leur comble et le rendant de ce point de vue incommensurable à toutes les interprétations humaines, comme certaines figures d'extra-terrestres des aventures de Madrake le magicien ? Quelle relation symbolique entre lui et Olrik au-delà de ce qui nous est dit ?
Enfin, j'ai beaucoup aimé les deux séquences faisant apparaître la jeune reine devenue personnage à part entière, au seuil et au terme de l'album. Il y a là une très belle idée parfaitement maîtrisée qui donne au récit une saveur toute britannique assez émouvante. La reine est subtile, enjouée, non dépourvue d'une sorte d'humour qui donnent à l'univers assez sombre de cet album un agréable contrepoint, fort bien dessiné de surcroît.
Question dessin, justement : eh oui, il faut bien l'admettre, la collaboration d'Aubin aurait certainement donné lieu à une bien meilleure qualité graphique. Je n'insisterai pas sur ce qui a déjà été dit au sujet de certaines maladresses dans la stylisation des visages des principaux protagonistes et je trouve très intéressante l'analyse de Wronschien à ce sujet. Malgré tout, le résultat est loin d'être indigent et les décors sont à mon goût très bien traités. Il y a a des cases vraiment magnifiques, comme celle où l'on voit dans la nuit de brouillard monter les colonnes de lumière dirigée vers le vaisseau des envahisseurs, ou, toutes celles, je me répète, veillez m'en excuser, qui concernent les signes hiéroglyphiques diffusés par le Moloch dans l'espace londonien. Le détail des paysages urbains m'a plu et je me suis surpris à reprendre plusieurs fois une même page, après en avoir lu les péripéties, pour le pur plaisir de regarder les lieux, les attitudes des passants, les véhicules en circulation. Il y a certainement, comme dans tout album, quelques écarts envers le strict réalisme, cela ne me gêne en rien dans une série qui de toute façon a tellement inventé de lieux et d'objets imaginaires depuis ses débuts, que ce genre de critère me paraît sans grande importance.
En définitive, c'est avec plaisir que j'ai lu cet album, sans le trouver cependant tel que je l'aurais aimé si l'auteur avait pu conduire son projet de manière entièrement libre et si le dessinateur avait été son premier collaborateur dans
L'onde Septimus. Reste que cette aventure, si elle n'est pas ma préférée dans les continuations, me semble honorable et pas plus invraisemblable que certaines des fictions jacobsiennes que j'apprécie parfois beaucoup, parfois plus modérément, comme par exemple la seconde partie de
L'énigme de l'Atlantide, les parties médiévales et préhistoriques du
Piège diabolique, ou le cycle du Professeur Sato dont l'histoire n'a jamais réussi à me séduire vraiment sans me déplaire non plus tout à fait.