E.P. Jacobs dans l'émission "rencontres" en 1982 (radio)

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E.P. Jacobs dans l'émission "rencontres" en 1982 (radio)

Message par freric »

En Février 2013, sur la RTBF, il y a eu une semaine consacré à la découverte des grands auteurs de Bande Dessinée.

Le 14 février, l'émission est consacré à Edgar P. Jacobs, avec une rediffusion de l'émission "Rencontres", où le biographe de Blake est Mortimer est interviewé par Michèle Cédric.

L'entretien se déroule quelques temps après la parution de sa biographie "Un opéra de papier"...

Voici la retranscription de l'émission:
Intervenants : Edgar P. Jacobs, Michèle Cédric, Martine Cornil


« Ici radio Le Caire… Voici nos dernières nouvelles… Athènes : Alors qu’il téléphonait dans une cabine publique, le capitaine Francis Blake…
-Quoi ?
-…agent de police de Scotland Yard a été tué cet après-midi à l’aérogare d’Athènes...
- Francis… tué ?
- Le corps n’a été découvert qu’une heure après le crime, la cabine portant un écriteau « en dérangement », on pense qu’il s’agit là d’une mise en scène de l’assassin, qui dut, par ailleurs, user d’un révolver avec silencieux. En dépit des recherches de la police grecque, aucune trace du criminel n’a été découverte jusqu’à présent.
- Ce n’est pas possible !
»

Alors, je suis sûre et certaine, que les fans ont déjà retrouvé, reconnus évidemment, de quels héros de Bande dessinée dont nous allons parler aujourd’hui. Puis, surtout, aussi du créateur de ces héros de Bande dessinée. Puisque c’était bien évidemment Blake et Mortimer… Alors qui dit Blake et Mortimer, dit Edgar P. Jacobs.
Et c’est lui que l’on va retrouver, ici dans une interview de Michèle Cédric, pour l’émission « Rencontres ».
Nous sommes en 1982, il va nous parler de sa jeunesse, de la sévérité des parents, mais aussi des libertés qui lui étaient accordées. Puis, vous allez l’entendre, il n’aime pas tellement le terme « mémoires ».


Michèle Cédric : Alors, vous venez d’écrire aux éditions Gallimard, « Un opéra de papier », et vous commencez ce livre, par cette phrase : « Avant tout, je tiens à préciser que ce modeste ouvrage n’ambitionne en aucune façon le qualificatif de « mémoires ». Et d’ailleurs vous indiquez en dessous de « Un opéra de papier », comme sous-titre « Les mémoires de Blake et Mortimer ». Et c’est vrai que vous retracez, un peu, l’histoire de vos deux personnages principaux…

Edgar P. Jacobs : Oui, mais je n’accepte pas ce titre de « Mémoires de Blake et Mortimer », puisqu’ils ne parlent pas, ils ne prennent pas la parole.

M.C : Ah bon ?

E.P.J. : C’est « l’Histoire de Blake et Mortimer » qui serait plus logique, mais c’est une formule que l’on m’a imposée, voilà.

M.C. : Ah, ce n’est pas vous qui avez choisi cela ?

E.P.J. : Non, heureusement, on a accepté mon titre. Sinon, le vrai titre du bouquin devait être « Les mémoires de Blake et Mortimer ». Je trouvais idiot… d’abord, ils avaient dit « Les mémoires de E.P. Jacobs » qui est encore plus maladroit. Seulement, j’ai rectifié, et cet extrait que vous venez de lire, c’est un extrait d’une lettre que j’ai envoyée chez Gallimard, en disant bien : « Ecoutez, tout ce que je vous donne ici, ce sont des renseignements. Mais… ce n’est pas pour être… Vous devez mettre cela en musique, ce n’est pas pour être traduit directement.
« Ohh ! T’en fais pas, t’en fais pas, on va arranger cela ». Et pour finir, je vois qu’ils s’en sont servis… Enfin, ils ont fait une coupure, ils ont pris cet extrait.

M.C. : Mais ce sont quand même bien vos mémoires ? Parce que cette espèce de … J’allais dire cette petite fille, qu’on voit à 4 ans…

E.P.J. : Ah, (rire...)

M.C. : En petite robe, avec un chapeau de paille, c’est bien vous ?

E.P.J. : C’est bien moi, oui, c’est bien moi !

M.C. : Et un peu plus tard, en costume marin avec le fameux « Jean Bart », c’est bien vous aussi ?

E.P.J. : Non, là c’était avec le béret. Le « Jean Bart », c’est la petite fille là. Mais on portait, un « Jean Bart » très tard, jusqu’à 14..15 ans. Mais avec les inconvénients dont je parle, c’est-à-dire, ou bien il était en paille et s’envolait, ou bien il était en espèce de carton bouilli et il cassait, ou bien il fondait à la chaleur. C’était très amusant.

M.C. : Cela a été une espèce d’obsession pour vous, tout ce qui a été vêtement...

E.P.J. : Oui, parce que chaque fois que l’on se mettait en route, c’était des scènes épouvantables à la maison. On me reprenait « Mets-toi droit », « mets ceci », « tire tes chaussettes », c’était une chose abominable. Et au lieu de… Cela n’existait pas de sortir comme nous faisons maintenant en débraillé. Cela n’existait pas, on se fagotait, on s’habillait… et alors, on allait comme cela, ou dans les grands magasins, ou en promenade, comme je l’explique là. Et c’était une chose dont je garde le plus mauvais souvenir.

M.C. : Vous avez quand même l’air d’avoir eu une éducation assez sévère ?

E.P.J. : Oui… Mais c’était tout à fait normal à l’époque. Enfin… Vous savez, ces histoires-là, vues à distance maintenant, prennent vraiment la patine des histoires de régiments. On grogne, à ce moment-là, pour ce que l’on vous dit de faire, mais vu avec le recul, cela devient rigolo, cela devient drôle. Cela devient du folklore… euh, quoique chaque samedi, c’était vraiment un jour éprouvant pour moi, parce que ce fichu bulletin devait être signé par mon père bien entendu…

M.C. : ... Qui était sergent de ville…

E.P.J. : Oui. Mais ce n’était pas son métier qui le rendait comme cela. C’était sa propre éducation, qui avait été rude, qui était épouvantable, une éducation à la Dickens. Vous savez quand on ne remonte pourtant pas trop loin dans le temps, et on ne sait pas croire que les gens vivaient de cette façon. Pour lui, ma façon d’être élevé… était une chose… une bagatelle… une rigolade, enfin c’était la belle vie, comparée à la sienne. Vous savez que cette sévérité était dans les mœurs à ce moment-là.

M.C. : Et quand vous arrivez avec votre mauvais bulletin... C’était…

E.P.J. : A là, ce n’était pas pareil. Il y avait d’abord des « Qu’est-ce que c’est que cela… Attends », il mettait ses pince-nez. Et puis alors, j’avais beau donner des explications… parce que c’était toujours des leçons non sues de sténo ou de dactylo, enfin, je n’en sortais pas et bien entendu les mathématiques. Sinon, j’étais un élève studieux et sage, obéissant. Mais, le côté commercial, cela ne rentrait pas. Alors, évidemment, une fois que cela descendait en dessous de 3,5 ou 3,6 sur 4, on acceptait ce chiffre. Mais si cela descendait, alors à ce moment cela prenait donc les aspects de l’inquisition. Mon père, évidemment, il allait...

M.C. : C’était le fouet ?

E.P.J. : Ah non pas le fouet, non. Soit une badine soit une..., il y avait une certaine baguette de jonc qui servait à je ne sais plus quoi. Et celle-là, je dois dire, je la craignais. Car vous savez, c’était comme pour le dressage d’un tigre. Alors dans la maison, il y avait une chose et il y avait la propriétaire qui avait dit qu’on croyait que c’est un chat qui poursuivait une souris. Parce que mon père donc, se retrouvait au palier supérieur, et moi … brooouuumm, je descendais par-là, je me sauvais et lui « Ici, ici… ». Je devais remonter pour recevoir ma raclée.

M.C. : On en rit, mais…

E.P.J. : On en rit. Oui, mais pff… vous savez, tous les grands personnages ont été élevés de cette façon-là. Henri IV, on le fessait ; Louis XIV aussi, je ne crois pas tout compte fait que cela soit beaucoup plus mauvais que maintenant. Enfin. J’ai l’impression que cela manque un petit peu maintenant. Il me semble qu’un petit peu plus de sévérité, comment dirais-je, musclée, ne ferait que du bien à tous ces moutards qui rouscaillent surtout enfin... Je vais avoir des amis, mais enfin, je pense que franchement ce n’est pas cela le drame. A ce moment-là, c’était assez éprouvant, mais vu à distance, non !

M.C. : Dans votre livre, « Un opéra de papier », Edgar P. Jacobs, vous dites : « Aussi loin que je peux remonter, je crois que j’ai toujours dessiné », donc vous aviez cette vocation du dessin. Mais alors, ce dont je suis sûre, c’est qu’il y en a beaucoup qui ignorent maintenant, en vous écoutant, c’est que vous aviez une autre vocation, qui été peut-être plus forte, encore,

E.P.J. : Celle-là, était plus forte encore, et à mon insu, c’était l’influence de la musique. Alors, je dois dire que la musique cela remonte dans la nuit des temps, cette histoire-là. J’étais… Il y avait à ce moment-là, des fanfares… Parce qu’il n’y avait pas de phono chez nous, bien entendu… Il y avait des fanfares, il y avait les musiques militaires. Mais chaque fois, où il y avait le fameux kiosque du parc royal, où tous les dimanches il y avait un concert, même je crois que certains après-midi d’été. Et je dois dire que cela me mettait dans un état second, depuis toujours, ou bien les grandes messes, avec les grandes orgues et tout cela, les ornements et la mise en scène… Enfin, au fond me frappait. Et ça, je crois que personne ne me l’a inculqué, jamais. Je sais que je l’ai le ressenti depuis toujours. Et, si j’avais pu, bien évidemment je n’aurais jamais quitté le théâtre. Enfin, cela… c’est contraint et forcé que je suis revenu au dessin, enfin... En le considérant comme un travail alimentaire, il fallait bien gagner sa croûte.

M.C. : Le vrai déclic de votre vocation musicale, c’est en voyant Faust, je crois ?

E.P.J. : Oui, c’était pendant la guerre de 14. La Monnaie avait été réquisitionnée par les Allemands, et mon père y était… et alors les galeries donnaient des spectacles d’opérette ou d’opéra, et il servait à tout. Et il y avait le théâtre de la Bourse qui faisait de l’opéra à ce moment. Et, il était de service, un soir donc, comme il y a toujours deux ou trois policiers de service à la Monnaie ou au théâtre, et comme il était très connu, et qu’il était copain avec … Comment on appelle, cela… les contrôleurs derrière leurs hauts comptoirs à l’entrée du théâtre… Les types en gibus, comme cela se faisait à ce moment-là. Eh bien, ce type-là, étant donné mes bonnes relations m’a laissé passer, et ils m’ont conduit vers le... C’était le 3eme de Face… aux choses … aux galeries, et je me suis retrouvé là debout, bien entendu, parce que l’on ne pouvait pas s’asseoir n’ayant pas de billet, et l’ouvreuse… et tout le monde était complice sur ce genre de chose. Et c’est seulement à ce moment-là que j’ai appris que l’on jouait Faust. Or seulement pour moi, ce Faust était mystérieux, étonnant, Je ne savais ce qu’il voulait dire, il était bizarre. Et, je ne savais pas du tout ce qu’il allait se passer. Si c’était en costume, si c’était en civil, s’il y avait de la musique ou non. C’est à ce moment-là, que l’on dit « Ah, Faust, c’est une pièce, un opéra… ou tout se fait en musique. Enfin, tout est chanté, tout est joué, enfin… on dit oui, non, enfin tout ça, c’est en musique. » C’est tout ce que je savais de l’opéra. Et dès le levé de rideau, Je ne sais pas, j’été comme envoûté… Cet orchestre, cette ambiance, et puis alors les costumes, la lumière. Il n’a pas fallu le deuxième acte, j’étais complètement tourneboulé…

M.C. : (rires) c’est un bien joli mot cela

E.P.J. : Oui, enfin… l’opéra… l’opéra, enfin quand je suis sorti de là, j’étais comme ivre, comme un type dingue, enfin vraiment, cela m’avait…

M.C. : ébloui…

E.P.J. : oui, ébloui… Et dès le lendemain, j’ai parlé de cela à mes copains d’école. Et je me suis mis à la recherche du livret de Barbier, je ne sais plus de qui… ils sont deux pour avoir fait le livret de Gounod….Carré, je crois…Barbier et Carré, je crois que c’est cela. Je me suis mis à la recherche, vous allez au marché aux puces, où il y avait tous les étals de bouquins sur les côtés dans les librairies. Je me suis acheté ça ! J’ai commencé à éplucher ça, à lire cela. Et puis, je me rappelle très bien, qu’un prof m’a surpris en lisant cela. Alors, il a dit :
-« Mais qu’est-ce que c’est que cela ? »
Lui, ne semblait rien connaître, pas plus que moi à l’opéra, ni à Faust, ni à rien du tout. Il ne connaissait pas l’histoire de Goethe non plus. Alors, cela l’avait étonné, un élève qui lit un livret d’opéra. Alors, après cela, je me suis mis en quête du bouquin de Goethe. Et bien évidement, depuis lors c’est ce mythe de Faust qui… en même temps, mis en musique, m’a frappé d’une façon fantastique et ne m’a jamais quitté. D’autant plus, que ce mythe m’intéresse, enfin c’est ce truc de rajeunissement, et je ne sais pas, il y a quelque chose que je voudrais presque mettre dans une de mes histoires.

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Edgard P. Jacobs s’exprime au micro de Michèle Cédric, dans l’émission « rencontres », nous sommes en 1982 toujours. Il va retracer pour nous le fil de sa carrière, mais pour commencer, il va parler de son travail avec Hergé.

E.P.J. : Vers les années 46, entre fin 45, Hergé était donc contacté pour faire un journal d’enfant. C’était assez dangereux, parce qu’il y avait d’abord un concurrent de poids qui était « Bravo ! », et il y avait « Spirou ». Vous savez que, cela a été assez hasardeux… Alors, nous avons constitué une petite équipe, donc de 4 dessinateurs, qui étaient des hommes à tout faire, on devait en même temps fournir le texte et fournir le dessin. Et alors, nous avons démarré le 26 novembre 1946*, je crois…

M.C. : C’est une date, comme cela qui vous revient… gravée…

E.P.J. : Je crois que je ne me trompe pas, mais cela me reste gravé. En 1946, c’est certain, et c’était la fin de l’année. Et ce qui est surtout étonnant, c’est comment, c’est créer le cycle « Blake et Mortimer », alors que j’avais… J’étais fatigué, vraiment lassé, des pistolets à rayon et du space-opéra américain…

M.C. : Du « rayon U »..

E.P.J. : Du « rayon U » en particulier, que j’avais stoppé à ce moment-là. J’avais conçu une histoire qui se passait au XIVeme siècle, et qui était une histoire historico-légendaire. Avec des dragons, il y avait une princesse, il y avait un héros, bien entendu… et le tout était sous le titre provisoire de « Roland le Hardi », quelque chose de ce genre…

M.C. : Donc, tout à fait un autre genre…

E.P.J. : Tout à fait, et je voulais retrouver mes costumes. J’en avais vraiment marre. Et, à ce moment-là, pendant que l’on faisait la maquette du journal, Hergé s’est aperçu soudain, que nous avions tous des histoires à costume au fond. A part lui, qui avait son héros, bien évidement qui était moderne, mais il n’y avait pas d’histoire moderne… d’histoire réaliste moderne. Il y avait donc, Cuvelier qui faisait Corentin, qui se passe au XVIIIeme. Il y avait, Laudy qui faisait les 4 fils Aymond. Et alors, moi, j’avais mon histoire de Roland le Hardy. Alors, il y a eu conseil de guerre, et ils n’ont rien trouvé de plus simple de dire :
-« Au fond, toi, tu es le seul à faire ton scénario toi-même. Tu vas faire une histoire moderne… »

M.C. : Vous avez dû tout recommencer ?

E.P.J. : Ah, j’ai pu tout recommencer mais, en un temps record. Et cela fait toujours rigoler mes copains maintenant quand ils disent « temps record », alors que je mets tant de temps à dessiner. Mais c’est bien vrai, cette histoire…

M.C. : C’est vrai, vous êtes lent ?

E.P.J. : Je suis lent… oui, oui. Vous savez, je ne dessine pas facilement, tout est un boulot de longue haleine, pour moi.

M.C. : Bien réfléchi…

E.P.J. : Bien réfléchi. Il me faut mes aises. Enfin, Je suis lent.

M.C. : Enfin cela, c’est un peu le caractère de Blake, non ?

E.P.J. : Blake ?

M.C. : il est plutôt réfléchi.

E.P.J. : Lui, il est plus calme, il est plus anglais… Enfin, Anglais typique… oui, mais je ne ressemble pourtant pas du tout à Blake. Je ne me sens pas comme Blake. Non, c’est mon tempérament. J’aime pouvoir travailler à mon aise, doucement, et tout bien réfléchir. Je n’aime pas être bousculé, c’est horrible ! Je ne sais plus rien faire. Donc, à ce moment-là, c’était dans la grande foulée, je me suis dit :
« Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire... De la science-fiction ? Bon, parce que je suis nourri de Wells, de Conan-Doyle et tous mes auteurs préférés anglais. Mais, quoi ? »
Et comme j’étais encore imprégné de la guerre, de gagner finalement. Mais, il y avait quand même cette espèce de déroute qui me restait sur l’estomac. Je ne sais pas, si c’est cela qui m’a poussé. Et je voulais comme prendre une revanche dessinée de la défaite que l’on avait subie au début…

M.C. : Exorcisé ?

E.P.J. : exorcisé ? Oui, le terme est bon. Et fatalement, j’ai donné à cela cet aspect science-fiction guerrière, enfin. Il faut bien compter qu’à cette époque-là, on ne connaissait rien aux armes modernes. On ne savait pas que l’on travaillait sérieusement sur des moteurs à réaction, on croyait toujours que c’était des hélices, pour les avions. Et par exemple, ce que l’on connaissait de plus moderne en aviation, c’était les B47 ou B49, je ne sais plus, comment on appelait « les forteresses volantes ». Et, quand au radar, ça, c’était le mystère des mystères. On ne savait absolument pas ce que cela signifiait. Ce que l’on voyait au radar, comment il fonctionnait, et donc, on en était là… Les fusées, idem.

M.C. : Comment avez-vous eu cette idée de l’Espadon ?

E.P.J. : c’est bien simple, c’est parce qu’il fallait trouver, donc… se remettre en situation, un pays, un continent conquis complètement, battu moralement et techniquement. Alors, il faudra trouver donc, un engin de guerre, suffisamment puissant et suffisamment petit, suffisamment maniable, et que l’on pourrait cacher, éventuellement, sans attirer, comment dire, le repérage par l’ennemi. Alors, j’avais d’abord pensé, bien entendu, à une fusée que l’on lancerait du fond d’un lac. Cela semblait un peu démodé, déjà. Alors, j’ai pensé à des sous-marins, mais quel sous-marin ? Un sous-marin normal était banal pour une histoire de science-fiction !
Alors je croyais faire aussi, une… comment dirais-je, un engin robot, qui partirait d’une aire de lancement. Mais tout cela, ne me semblait pas assez convaincant. Alors, j’ai parlé de cela avec mon ami Jacques, qui était rédacteur en chef, à ce moment-là, de « Tintin ». C’est lui, le premier rédacteur d’ailleurs. Et, je lui dis :
- « Ecoute, je voudrais que cela soit vraisemblable, mais voilà le problème. »
Alors, il me dit:
- « Mon vieux, vas-y, tu fonces à travers, ce type fait n’importe quoi cette histoire de sous-marin, il ne faut pas s’occuper de cela. »
Alors, il m’a tellement convaincu, que j’ai donc fait ce sous-marin volant. C’est-à-dire qu’il peut partir de sous l’eau, replonger, attaquer en surface, attaquer sous l’eau, enfin exactement ce que l’on fait maintenant, parce que, les américains ont sorti un sous-marin volant, qui existe.

M.C. : C’est ce qu’il y a d’extraordinaire chez vous, vous dites à un moment, je crois, la réalité qui rejoint la fiction… et dans votre cas, c’est arrivé…

E.P.J. : C’est arrivé plusieurs fois. C’est arrivé pour la Pyramide, enfin cela nous en parlerons peut être. Mais, dans cette histoire, dans cette histoire de science-fiction, il faut savoir jusqu’où il faut aller trop loin. Et savoir qu’est-ce que l’on pourrait extrapoler, d’une histoire moderne actuellement. Et donc, j’ai bien fait d’être aussi audacieux, puisque nous sommes rattrapés actuellement, par bien plus fort…. Enfin, des choses bien plus extraordinaires !
Alors, j’ai présenté mon scénario, bien entendu il a été directement homologué, et nous avons démarré là-dessus. Inutile de dire que, ce départ a été quelque chose de… que l’on ne pourrait plus revivre maintenant. Parce que l’on ne va pas s’imaginer, l’ambiance que nous avons connue à ce moment-là. C’était très peu de gens, mais tous formant une équipe emballée et décidée à percer. Tout le monde y mettait du sien. Sans compter, on ne s’occupait pas de la question alimentaire, ni pécuniaire. Personne ne songeait à discuter de cela, tout le monde voulait faire la meilleure histoire qu’il soit possible de faire, et que cela réussisse. Particulièrement, nous avions un étendard extraordinaire, celui de Tintin. Le titre, à lui seul, valait son pesant d’or.

M.C. : Edgar P. Jacobs, à la fin de votre livre « Un opéra de papier », vous me paraissez un peu plus amer. Quand vous dites : « Un opéra de papier » c’est un aperçu des coulisses du curieux métier de conteur d’histoire dessinée. Mais c’est aussi, un flashback de ma propre histoire. Et ceci, m’amène à me poser cette angoissante question : Ai-je, au moins, réussi celle-là ? » Et puis, un peu plus loin, vous dites : « et puis, le bilan final se solde, par plus de soixante années de quête alimentaire, dont trente-six exclusivement consacrées à cette satanée bande dessinée. » Alors, c’est de l’humour cela, ou c’est un peu d’amertume, toujours la nostalgie de…

E.P.J. : Non, une sorte d’ironie douce-amère. Parce que c’est vrai que j’ai dû sacrément bagarrer pendant toute cette période… Vous savez, la notoriété, je n’aime pas appeler ce mot, grandiloquent maintenant, c’est relativement récent. Pendant toutes mes histoires, même « la Marque jaune », « la Pyramide », « S.O.S. météores », je n’étais pas très connu enfin… sauf, par mes lecteurs. Mais cela ne me donnait pas une célébrité, comme on pourrait croire. C’est du sacré boulot que gagner sa vie, tout juste… tout juste. Cela fait, que je n’ai pas de quoi, comment dirais-je, me vanter ou de quoi me réjouir… c’était très dur, c’était très dur… Et ce n’est que vers la fin que… Même le Piège encore, a été décevant pour moi. « Le Piège diabolique » a été combattu, parce qu’on lui reprochait d’être trop intellectuel, d’avoir voulu faire réfléchir, d’avoir voulu suggérer des choses… Je ne sais pas quoi. Et, euh… que c’était trop compliqué. Que c’était une histoire qui n’était pas à la portée des lecteurs.

M.C. : Votre avis sur…

E.P.J. : Pardon ? Et c’est pour cela que j’ai enchaîné sur « L’Affaire du collier ». Qui était vraiment, une histoire toute simple, qui est une affaire policière… Policier-fiction.
Et j’avais même pensé, donc, à ce moment-là, transformer d’une façon plus fantastique, grâce aux décors des catacombes, je me voyais faire intervenir des squelettes, des histoires de fantômes, d’histoire avec des rats... des machins, comme cela. Et je me suis arrêté, parce que, je me dis : « certainement, on va me bloquer en cours de route » Et c’est devenu une bonne histoire policière, et que l’on m’a reproché. Que mes lecteurs me l’ont reprochée, disant que, Olrik était un personnage trop important, pour jouer les malfrats… que ce n’était pas digne de lui !
Vous savez, j’avais raison de faire, comme je faisais avant, et de faire des choses plus compliquées.

M.C. : Est-ce que vous ne croyez pas, Edgar P. Jacobs, que le fait que vous ayez été connu assez tardivement, disons, soit aussi dû, au fait que vous soyez un homme très discret ? Non ?

E.P.J. : oui, peut-être...

M.C. : Vous n’aimez pas les interviews. Vous n’aimez pas tellement vous mettre en avant.

E.P.J. : Non, j’estime que… un auteur… J’étais déjà comme cela, Je partageais déjà cet avis à l’époque du théâtre, doit être connu par ce qu’il écrit, parce qu’il évoque ou par ce qu’il représente quand il est en scène, et qu’il y a souvent une possible déception du lecteur ou du spectateur quand il connaît le personnage en chair et en os. Et, je croyais que cela suffirait de faire, une bonne histoire pour… que c’était suffisant. Alors, je me rends compte que ce n’est pas vrai. Qu’il y a encore un grand aspect commercial, un grand aspect relation publique qu’il faudrait soigner.
Non, mais c’est vrai, que vous connaissez mes histoires…ou quoi ? Non ? C’est une blague ?

M.C. : Je connais votre bande dessinée… oui, bien sûr !

E.P.J. : Ah ?

M.C. : Oh, cela à l’air de vous étonner ?

E.P.J. : Oui, cela m’étonne vraiment. Franchement, je suis toujours étonné. Parce que je crois que cela passe entre les plis… comme j’étais étonné…

M.C. : « La Marque jaune », je lis cela depuis que je suis petite…

E.P.J. : Ah, bon ?

M.C. : oui

E.P.J. : Parce que je croyais que c’était une blague.

M.C. : Vous vous étonnez encore d’avoir des lecteurs ?

E.P.J. : J’ai des lecteurs fidèles. Oui, j’ai une sorte de lecteurs… une bande bien à part, sans doute ! Mais, qui sont très fidèles. J’ai des gens qui m’écrivent : « Mon père, lisait vos histoires, en X année, j’ai repris la relève, etc, etc » Et alors je me rends compte, qu’alors cela peut être une chose avantageuse. Quantité de lecteurs, parmi les toubibs, oui d’ailleurs, des types d’une façon très bien qui me soignent d’une façon remarquable…

M.C. : tant mieux pour vous…

E.P.J. : Et parmi eux, un dentiste aussi. Et sans doute, des anciens universitaires… C’est très curieux, ces gens qui deviennent si sérieux et qui ont lu mes histoires. Vous savez, certainement, que… cela... J’ai dû passer, certainement, sur le billard…
Cela, vous ne l’avez pas enregistré, non ?

M.C. : non, non…

E.P.J. : Parce que je vous vois faire des signes, et comme il est à contre-jour, je ne vois pas sa tête.

M.C. : Cela vous inquiète ?

E.P.J. : oui… Quand j’ai été opéré de la hanche, ce qui était une opération importante. A Ottignies, il y avait le docteur « Louard »**, qui est vraiment un artiste, non seulement dans son métier, mais qui est un homme complet, qui est un personnage qui est musicien, qui est un intellectuel, un lettré, enfin, vraiment un type remarquable. Mais ce qu’il m’a demandé, ils m’ont demandé de dédicacer mes bouquins. Et ces bouquins sont dans la bibliothèque chirurgicale de la clinique. A côté d’histoires, d’extraits d’Ambroise Paré, de gens de ce genre. Et tous, m’ont demandé… et on m’appelait à l’hôpital, ils m’appelaient : « Professeur ». Et le plus marrant, c’est que je me retournais, dans les couloirs… Donc, je jouais le jeu sans le savoir. Et le jour de, c’est hors interview ce machin-là… le jour de l’opération, d’habitude, je n’en savais absolument rien, mais il y a toujours une dizaine de jeunes toubibs qui assistent à ce charcutage, pour se faire la main, pour se faire une idée de ce que sera leur boulot, enfin… Et, j’ai su cela plusieurs semaines après, par le curé de la paroisse, qui avait un copain toubib, qui a assisté à cette opération. Il disait qu’il y avait une atmosphère qu’il n’y avait jamais eu, à aucune opération. On n’opérait pas Jacobs, on opérait le professeur Mortimer... Et il y avait, ils étaient, je crois, 26 à assister…

M.C. : (rire) tous avaient voulu venir…

E.P.J. : Tous avaient voulu venir, on va opérer Mortimer ? Ce n’est pas vrai ! Nous aussi, on va lui couper cela. Alors vous savez, quand une opération est finie, vous savez, ils mettent un bandage large comme cela. Je ne sais pas comment ils appellent cela, et qui fait 36 fois le tour et qui sert à préserver les plaies, les coupures. Et, pour terminer son travail, il avait mis une Marque jaune, sur le bandage.

M.C. : Ce n’est pas vrai ?

E.P.J. : J’ai le bandage. C’est pour dire, l’ambiance que cela a pu créer. Enfin, on n’était plus à l’hosto, on était vraiment en bonne compagnie. Et il parait que les docteurs, souvent, les grands patrons signent, lui a mis une Marque jaune. Voilà, c’est pour dire le genre de clients que moi j’ai un peu. C’est tout différent de ce que mes copains ont. Je n’ai pas fait beaucoup d’histoires, mais ils sont très fidèles, et puis je leur en rends, parce qu’ils sont en même temps très difficiles. C’est assez fou, ils ne vous pardonnent rien ! La moindre blague, attention, cela arrive… vous recevez une lettre, ou bien cela va à la rédaction et on vous dit « là… aha.. .aha... On a remarqué ceci, on a remarqué cela… »

Fin de l’émission.

* : E.P. Jacobs cite le mois de "Novembre", mais c'est le 21 septembre 1946 en réalité.
** : Nom du médecin à confirmer.

Merci à Marmaduke, Kronos, Archibald
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Re: E.P. Jacobs dans l'émission "rencontres" en 1982 (radio)

Message par archibald »

Merci pour cette retranscription :chap:
Well then, Legitimate Edgar, I must have your land.
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olrik_col
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Re: E.P. Jacobs dans l'émission "rencontres" en 1982 (radio)

Message par olrik_col »

Oui merci :chap: :chap:
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Lionel Orlock
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Re: E.P. Jacobs dans l'émission "rencontres" en 1982 (radio)

Message par Lionel Orlock »

Merci. :chap:

Cela m'a fait un bien énorme de lire ceci.
Colonel Olrik
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ionel Orlock
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Nicfit
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Re: E.P. Jacobs dans l'émission "rencontres" en 1982 (radio)

Message par Nicfit »

Sacré boulot, merci !
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