(Première partie)
Après « "Le Secret des Espadons" » en 2021-22, le Centre Belge de la Bande Dessinée sera à nouveau le vaisseau idéal pour nous embarquer vers un fascinant voyage dans le temps et la création jacobsiennes. Celui d’une Odyssée fondatrice faite de fantasmagorie, de fureur et de candeur - ce n’est pas antinomique - qui nous fera remonter aux origines de Blake et Mortimer. J'ai d'ailleurs choisi le titre de cet entretien, Odyssée U, par rapport au Rayon "U", objet principal de cette scénographie, mais aussi en référence à "Odysseus", qui est le nom d'Ulysse en grec ancien.
L'exposition Odyssée sera une immersion exceptionnelle, en partie inédite, en plein cœur de ces fameuses années 1942-1944 où les aspirations lyriques et les influences fantastiques de Jacobs engendraient un Nouveau Monde à explorer, à l’aide d’un art narratif dont il découvrait les mille et une possibilités au fur et à mesure. Des moments-clés où surgissaient déjà, comme des diables de leur boîte, les prémices des thématiques et des personnages futurs pour lesquels nous continuons de dire
« Bravo ! ».
Professeur et formateur à la prestigieuse Ecole Boulle, membre de la (nouvelle) Fondation Jacobs et commissaire d’expositions - dont les inoubliables « Scientifiction » au Musée des Arts et Métiers ou encore « MachinaXion » au château de La Roche-Guyon -, Eric Dubois est brillamment intarissable. Malgré un planning surchargé à un mois de l'inauguration, il a bien voulu répondre à mes questions et évoquer en détail cette Odyssée pleine de surprises et extrêmement riche - je devrais dire tentaculaire - par ses ramifications inépuisables et par l’expérience haute en couleurs qu’elle promet aux visiteurs.
Thark - (RV'Blaineau)
Voici le premier « épisode » de cette interview-présentation, qui en comptera trois.
- Thark : Dans le projet de l’exposition tel qu’il est formulé sur le site du CBBD, 6 thématiques sont énoncées.
La deuxième s’intitule « Un Homère moderne »... Est-ce l’illustrateur de contes puis le conteur Jacobs qui vous inspire ce rapprochement ? Ce Jacobs épris d’Histoire et de mythologies, embarqué dans une odyssée artistique inédite et encore incertaine à ses yeux (la bande dessinée) ?
Ou le fait que, dès sa première création originale en BD, il donne une dimension littéralement fabuleuse à l’enfilade de dangers monstrueux et d’épreuves initiatiques auxquels il confronte ses héros ?
Eric Dubois : Chaque thématique de l’exposition fait le lien entre l’œuvre d’Edgar P. Jacobs et la mythologie. Mais avant ça, le titre-même d’Odyssée donne le ton quant à la lecture mythique que l’exposition propose du Rayon « U » et son rôle clé dans la genèse des Aventures de Blake et Mortimer…
En effet, le projet de l’exposition est de replacer l’album Le Rayon « U » dans son temps (contexte historique, esthétique, personnel à Jacobs) tout en partageant avec le public le fruit de nos découvertes les plus récentes sur ce corpus demeuré encore davantage dans l’ombre de l’ancienne Fondation E.P. Jacobs, que celui de Blake et Mortimer lui-même.
Avec cette exposition, je tenais notamment à prendre du recul vis à vis de la comparaison entre « U » et Flash Gordon d’Alex Raymond. Tel que je le vois, Flash Gordon c’est un peu l’arbre qui cache la forêt de la science-fiction dans ce contexte. Par ces entrées thématiques antiquisantes, l’idée est donc de dépasser le clivage modèle/copie et davantage suggérer des parentés entre les deux récits, dont les auteurs, Jacobs et Raymond, se sont abreuvés aux mêmes sources littéraires et cinématographiques.
Affiche de l'exposition ODYSSEE, à partir d'un extrait du Rayon "U", journal Bravo!, 1943. Dessin d'Edgar P. Jacobs.
Je pense à Jules Verne et son Voyage dans la Lune évidemment. Mais aussi surtout à Arthur Conan Doyle avec son roman Le Monde Perdu qui inspira tous les illustrateurs, auteurs, dessinateurs de BD jusqu’à aujourd’hui, qu’ils le revendiquent ou non… Ce roman est une bible d’images même s’il ne contient que du texte ! Doyle y travaille la langue pour la rendre très visuelle avec une qualité masticatoire unique, et emploie un vocabulaire qui frappe l’imagination. Notamment tout le champ lexical de l’animalité qu’il décline à l’envi pour décrire les comportements des protagonistes. On sent bien que derrière ce récit fantastique aux allures de roman pseudo-scientifique, se cache une étude sociologique sur la brutalité des rapports humains en milieu civilisé.
Je perçois chez Jacobs ce même universalisme dans les récits avec des sous-couches réflexives. C’est pour moi l’une des clés de compréhension de son œuvre. Et qui explique aussi pourquoi ses histoires ne vieillissent pas et qu’elles parlent à tous.
Derrière l’anecdote qui sert d’étincelle au récit, il y a toujours quelque chose de plus profond, comme une forme de médiation sur son temps. Et c’est là que Jacobs le conteur que vous évoquiez, retrouve Doyle, Verne, Kipling, Wells… jusqu’à Thomas More et Homère bien sûr, leur Maître à tous.
Dans ses histoires, Jacobs renoue au fond avec la vocation première des contes et des légendes, mythologiques, profanes ou religieux, qui est de donner à penser en frappant l’imagination par des récits édifiant, qui créent des images capables d’inspirer. Et « subsidiairement » comme le dirait Jacobs, d’éduquer ou transmettre une certaine morale. De telles histoires ne sont pas faites que pour les enfants, on s’en doute bien.
Planche 10 en page 8 du journal Bravo n° 14 du 08 avril 1943
Disney a un peu court-circuité cette fonction éducative et morale du conte avec ses dessins animés édulcorés. Mais au fond, Jacobs ne faisait rien d’autre, je crois, que d’oser dire à ses jeunes lecteurs qu’ils doivent se méfier du monde des adultes. Que la vie est pleine de bonnes mais aussi de mauvaises surprises. Qu’il faut pouvoir compter sur des amis et défendre les choses auxquelles on croit. C’est évidemment un peu simpliste voire manichéen et moralisateur. Et surtout, les mythes et les contes qui prirent leur relai ancraient ces repères moraux en jouant sur les peurs : les monstres, les sorcières, les géants, les chiens à trois têtes…
Mais ça marche. La peur est un excellent moyen mnémotechnique. Je suis prof, je le sais. Mais je sais aussi qu’elle a ses limites lorsqu’elle empêche les jeunes d’oser par peur de l’échec ! Si bien que tous ces schémas et archétypes narratifs qu’on trouvait déjà dans l’Odyssée d’Ulysse existent encore et font recette : l’île perdue, le trésor caché, la clé maudite, l’anneau de pouvoir, le cristal magique, la trahison du meilleur ami, le bannissement du héros, le châtiment divin, le retour en grâce…
Dans le cadre de l’exposition, j’ai lu sur ce sujet. Homère mais aussi des contes comme Peter Pan de J.M. Barrie pour retrouver cette légère frayeur à la lecture. Vous le savez bien, il est pas gentil Peter. Il est même odieux parfois, jaloux et carrément mauvais. Et Ulysse, il est faible, fragile, il se laisse séduire, il se met en colère.
Bref, ces héros sont héroïques car ils sont aussi humains. C’est cela qui plait aussi chez les super-héros comme le rappelle d’ailleurs Umberto Eco à propos du mythe de Superman. On l’aime à cause de Clark Kent!
Derrière toutes ces histoires, comme derrière Le Rayon « U », il y a cette volonté de placer l’homme dans des situations extrêmes pour voir comment il réagit et comment sa nature profonde va se révéler. Ainsi on aura toujours un courageux, un pleutre, un individualiste, un traitre, un faible qui devient fort, un fort qui devient faible. D’ailleurs Jacobs le dit très bien dans "Un opéra de papier" :
Enfin, en filigrane, une certaine ‘morale’. »
Ce propos, je l’ai retrouvé très exactement exprimé par Frank Quitely, dessinateur écossais de comics que j’ai eu la chance d’interviewer pour l’exposition et qui contribue au catalogue qui l’accompagne.
Vincent Deighan, de son vrai nom, dessine pour DC Comics et Marvel, des histoires de super-héros qui lui valent une renommée internationale. Il a dessiné Batman, Superman, Judge Dredd, Jupiter’s legacy. Bref c’est un tout grand de l’univers des comics et avec son ami le scénariste Mark Millar, écossais lui aussi, ils ont pas mal dépoussiéré le genre.
Eh bien, malgré tout ce qu’il apporte de neuf au médium, ses histoires sont pleines d’îles lointaines, de volcans en éruption, de bases secrètes dans des grottes, de voyages sur des planètes lointaines. Parce que ces archétypes nous parlent de nous au fond. En illustration de son interview pour le catalogue je me suis amusé à rapprocher certaines de ses cases de cases du Rayon « U » qu’il n’avait jamais lu. Le résultat est édifiant. C’est pour cette raison que comparer Jacobs à Raymond ne m’intéresse pas.
Planche 18 en page 8 du journal Bravo n° 22 du 03 juin 1943
Pour en revenir à Jacobs et votre question après ce léger détour, l’angle mythologique invite à le voir non pas comme le copieur de Raymond, mais bien comme un passeur d’histoires. Un relai entre deux générations et deux rives culturelles. Et là où il est très fort, comme Raymond, Quitely ou les autres avant lui, c’est qu’il savait tellement bien s’approprier ces codes narratifs universels qu’on en oublie qu’ils le sont quand on lit un Blake et Mortimer. Jacobs est un merveilleux auteur pour cela. Il y a un génie du récit chez lui, irréductible à la somme des références ou des codes employés. Qui fait que malgré toutes les analyses même les plus savantes, il y aura toujours quelque chose de plus à dire.
C’est le propre d’une œuvre d’art d’être au-delà du langage et de pouvoir ainsi être réinterprétée à chaque époque. C’est pour ça que Jacobs, Blake, Mortimer et Olrik sont immortels. C’est la morale de l’expo même si celle-ci n’est pas écrite aussi clairement !
- Thark : Sans risquer de divulgâcher vos trouvailles et la promesse de l’expo, que pouvez-vous nous dire sur les autres thématiques ?
E. D. : Elles sont, je l’ai dit, des mentions explicites de thèmes antiques. Ainsi, dans leurs premières versions, dans la note d’intention du projet d’expo, certaines étaient indiquées en latin : terra incognita, theatrum mundi... Mais j’ai opté pour le français car avec déjà trois langues au compteur pour les expositions en Belgique, en ajouter une quatrième devenait trop compliqué ! Les voici dans l’ordre de la visite.
Passée l’introduction, le visiteur découvre Sous les Auspices des Dieux, thématique dédiée à Flash Gordon et au Journal Bravo ! On y présente, entre autres merveilles, deux calques de 1942 des 2e et 4e planches de Gordon l’Intrépide by Jacobs. Quand on est tombé sur elles dans les archives, j’ai vu Etienne Schréder sortir de sa réserve habituelle et fondre sur les calques pour les regarder d’aussi près que possible. Il dessinait La Flèche Ardente à ce moment-là alors vous pensez bien ! On montre aussi des notes manuscrites, et une maquette de remontage en album.
Ensuite, le visiteur traverse la thématique Un Homère Moderne qui revient sur l’art du récit et s’attache aux personnages. On attire aussi l’attention sur des petits papiers qui témoignent matériellement du remontage en album.
En regard de quoi se trouve la thématique Le Théâtre du monde, qui met l’accent sur l’exotisme spatio-temporel et l’art de la mise en scène. La couleur est aussi évoquée comme un agent du Merveilleux jacobsien.
Pour chaque thématique, on présente quatre planches originales de « U » ainsi qu’une planche originale de Blake et Mortimer. Suivies d’une ribambelle de croquis et calques complémentaires pour enrichir le propos.
Ensuite vient la thématique du Rayon de la mort, dédiée à l’arme absolue qui est le vrai/faux thème du Rayon « U », son MacGuffin on pourrait dire. Parce que littéralement on n’en entend pas parler entre la page 4 et la page 46. Ce n’est qu’un prétexte à traverser des péripéties et voyager sans bouger de son fauteuil. Mais malgré tout, ce rayon appelle L’Espadon, l’Orichalque, l’Éclair en boule et toutes ces armes de destruction massive dans Blake et Mortimer. Le titre de cette thématique fait référence au rayon inventé dans l’Antiquité par Archimède pour défendre son île de Syracuse contre l’invasion romaine.
Et pour Le Théâtre du monde, c’est une notion qu’on trouve associée aux cabinets de curiosité au XVIIe siècle.
Elle traduit une vision unifiée du monde pour les choses animées et inanimées, dans lequel chacune a son rôle à jouer. Elle traduit aussi une certaine logique d’effet visuel primant sur la rigueur scientifique dans l’organisation des objets mis en scène dans de telles collections, qui préfigurent nos musées.
Planche 19 en page 3 du journal Bravo n° 23 du 10 juin 1943
La cinquième thématique, c’est La Terre Inconnue, la fameuse Terra Incognita qu’on trouvait à la lisière des cartes et des globes terrestres pour désigner ce qu’on n’avait pas encore exploré. C’est le Graal de tout aventurier qui se respecte.
Qu’il ne reste aucune terre inconnue est sans doute l’une des plus grandes blessures d’orgueil de l’humanité au XXe siècle, puisque toute la surface de la Terre fut cartographiée à la fin du siècle précédent. Ce n’est pas un hasard si l’attaque vient de l’espace dans La Guerre des mondes de Wells en 1898. On sait bien qu’il n’y a pas de tels monstres sur terre. Et que Conan Doyle à son tour rêve d’une île volcanique dans le cratère de laquelle des dinosaures auraient été miraculeusement préservés en 1913 !
Regarder de vieilles cartes ou les sphères anciennes tels les globes de Coronelli à la BNF, quand ils sont exposés, c’est magique. On rêve devant ces continents aux formes encore approximatives mais surtout parce qu’il reste des territoires à découvrir ! J’adore le somptueux médaillon plein d’allégories de l’Art et de la Science qui occupe fièrement la place de l’Australie...
Dans cette partie centrale de l’exposition, il est surtout question des hommes-singes et des périls qui menacent la troupe emmenée par Lord Calder. A ce propos encore, cette séquence du village lacustre, la plus longue du récit, est comme un huis-clos dans le huis-clos car tous les protagonistes du Rayon « U » s’y retrouvent. C’est intéressant de voir comment Jacobs explore leurs interactions sociales et amoureuses, il ne reprendra pas ça dans Blake et Mortimer.
Enfin, la dernière thématique, intitulée L’Éternel Retour, se consacre à la suite de « U » et présente une série de planches originales de La Flèche Ardente de Van Hamme, Cailleaux, Schréder et Tatti. Ce thème permet aussi de boucler la boucle temporelle en mettant en évidence la reprise de certains archétypes visuels dans cette suite. Et la façon dont, dans la mythologie encore, le rituel est le moyen par lequel l’humanité accède à l’immortalité en tendant au divin.
J’y vois pour ma part un parallèle tentant avec la lecture hebdomadaire du Journal Tintin et son côté cyclique proche d’une pratique cultuelle. Je m’aventure par-là dans le catalogue pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus...
En conclusion de l’exposition, c’est une ouverture sur le temps qui m’intéressait aussi car je crois que le temps est profondément de nature mythique chez Jacobs. Et que tout ce qui a été écrit pour démontrer les problèmes de chronologie entre La Marque jaune et Le Secret de l’Espadon à cause de l’enchâssement maladroit du Mystère de la Grande pyramide réduit Jacobs à de la tuyauterie. C’est rater l’essentiel, si je puis me permettre. Là je dis ça de façon péremptoire mais le temps dans Blake et Mortimer est un sujet passionnant.
Au final, ces six thématiques contiennent près de quatre-vingts œuvres originales, des extraits de films, des prêts de pièces exceptionnelles du Musée Art et Histoire de Bruxelles.
Et surtout, en fil conducteur, l’odyssée du remontage de l’histoire en album est expliquée en long, en large et en travers pour les fans absolus qui se posent sûrement plein de questions à ce propos. J’ai fait de mon mieux pour partager tout ce que j’ai compris en assemblant les pièces du puzzle jacobsien avec l’aide précieuse d’Etienne Schréder qui était aussi curieux que moi naturellement ! Nos « Whatsapps » tardifs plein de théories mériteraient un post, ça vous ferait rire.
Planche 43 en couverture du journal Bravo n° 47 du 25 novembre 1943
- Thark : Peut-on imaginer qu’il y ait un lien direct entre certains de vos thèmes - comme Le Théâtre du Monde, La Terre inconnue - avec la phrase suivante, écrite par Jacobs dans son « Opéra de papier » ?
« On a dit que Le Rayon « U » était une sorte de synthèse des idées et des thèmes qui me préoccupaient et que je devais développer par la suite dans mes séries Blake et Mortimer. [N.d.T. : « mes » séries ?!]
C’est bien possible, mais en tout cas, en 1942, c’était le cadet de mes soucis ! »
E. D. : Cette citation de Jacobs, je l’avais relevée aussi. Elle est même dans l’exposition. Il y a quelque chose d’assez drôle comme d’assez ironique à tenter d’autant expliquer une œuvre que son propre auteur traite avec autant de légèreté. Du moins en apparence.
Car je peux vous certifier que ce cher Edgar n’a pas mis moins de soin à conserver précieusement chaque planche comme chaque bout de papier issus du remontage de l’album en 1973 que pour ses albums de Blake et Mortimer. Chaque document est classé, annoté, tout était là pour qui voudrait se replonger dans l’œuvre. Ce que j’ai fait avec joie pour cette exposition mais aussi l’édition bibliophile du Rayon « U » qui sort en mars.
Revenant à cette citation, pour moi c’est du flagrant délit de fausse modestie et rien de plus. Jacobs avait une très haute opinion de son travail et de la valeur patrimoniale de son œuvre, à raison d’ailleurs. Il n’aurait pas créé de fondation de son vivant sinon. Et puis il faut se rappeler qu’il écrivit ses mémoires pour répondre à une commande des prestigieuses éditions Gallimard à Paris. Qui lui demandaient à lui et non à Hergé de raconter sa vie d’auteur de BD. On peut aisément penser que Jacobs s’employa à polir tout ce qui pouvait l’être de ses vies personnelles et professionnelles afin de se donner le bon rôle, de briller littéralement, et donc d’insister sur les éléments les plus dignes d’intérêts ou auréolés du vernis culturel qui sied à une telle Maison.
Alors sans doute Le Rayon « U » faisait un brouillon idéal pour Blake et Mortimer, empreint de naïveté comme un péché de jeunesse. Mais ce n’est pas tout à fait le cas. Car comme l’a démontré la rencontre que nous avons eue Etienne et moi avec Serge Lemaitre, conservateur au Musée Art & Histoire de Bruxelles, Jacobs s’est documenté pour dessiner Le Rayon « U ». Il le fit dès 1943 et reprit probablement le chemin du Musée en 1973. Ça aussi c’est une histoire à suivre dans le catalogue de l’exposition.
On sait maintenant qui a volé le fétiche à l'oreille (non) cassée - cf Tintin - au Musée Art & Histoire de Bruxelles. Belle prise, Eric Dubois ! Photo © Etienne Schréder
Le Rayon « U » n’est pas que la matrice thématique et visuelle des Aventures de Blake et Mortimer. C’en est aussi la matrice méthodologique. Jacobs alla puiser son inspiration dans les galeries du Musée, notamment pour la séquence de la Cité souterraine. L’interview du conservateur est très éclairante sur le syncrétisme de Jacobs à ce moment-là. C’est pour cela que j’ai tenu à ce qu’on ait un prêt d’œuvres pré-colombiennes dans l’exposition Odyssée.
Comme il le fit avec Hergé lorsqu’il devint son assistant en 1944, Jacobs fréquenta les Musées de Bruxelles pour donner forme à son récit et l’ancrer dans un inconscient collectif exotique. Il s’est servi des musées bruxellois comme d’un réservoir ou un grand livre d’images, disons, capables de frapper l’imagination de ses lecteurs. Et il a pris ce qui était le plus frappant. Il n’est pas le seul auteur de BD à avoir détourné les collections.
Si vous allez à Bruxelles, je vous recommande la ballade au Musée du Cinquantenaire, comme il s’appelait du temps de Jacobs, c’est un vrai musée imaginaire de la BD !
Alors oui, en effet, je rapprocherais cette recherche de l’effet spectaculaire et théâtral des albums de Jacobs du concept de theatrum mundi du cabinet de curiosité. Mais tout en rappelant que cette logique d’un effet esthétisant global n’est pas contradictoire avec la rigueur scientifique, puisqu’il en est historiquement l’un des précurseurs.
C’est parce que le monde et la nature ont commencé par attirer la curiosité des humanistes et érudits à la Renaissance en Italie, puis dans toute l’Europe, que ces hommes ont eu la volonté d’en rassembler en un même lieu les spécimens les plus remarquables. Sans ces Amateurs éclairés, la conscience des musées ne se serait peut-être jamais éveillée.
Mais je ne voudrais pas non plus donner l’impression ici de défendre l’obsession dont souffrent les collectionneurs et qui poussa aussi à justifier des campagnes militaires comme des pillages de trésors nationaux. Surtout lorsqu’on parle de Jacobs, le sujet des collectionneurs est sensible comme vous le savez...
- Thark : Pouvez-vous lever brièvement le voile sur certains partis-pris déjà évoqués par l’un des auteurs de La Flèche ardente (la suite-hommage au Rayon "U", à laquelle vous donnez une place dans cette exposition) ?
Ou vaut-il mieux ménager l’effet de surprise ?
Extraits du carnet de projets du commissaire. © Éric Dubois
E. D. : J’imagine que vous parlez ici des partis-pris scénographiques que mon cher ami Etienne a dévoilés dans le dernier numéro de Casemate !
En effet, l’une de mes sources d’inspiration pour la scénographie de l’exposition Odyssée est la fête foraine, avec les grands panneaux peints servant de façade aux attractions. Pourquoi aller chercher le parc d’attraction pour parler de Jacobs me direz-vous ? En faisant cela j’espère donner à ressentir Le Rayon « U » et pas seulement le donner à voir.
Une exposition, pour moi, est aussi sensorielle que visuelle et doit pouvoir traduire en langage scénographique le langage BD. Les deux sont proches indéniablement mais avec chacun leur grammaire qu’il s’agit de respecter mais aussi de savoir transgresser parfois, au profit de l’œuvre comme de l’expérience de visite.
Sans me lancer dans un cours sur le rôle de la scénographie dans une exposition de bande dessinée, il me semble que pour rencontrer une œuvre du 9e Art dans une expo, telle qu’on la rencontrerait si on la lisait, on doit stimuler le corps, comme les pages et les gouttières stimulent l’œil.
Mais pourquoi la fête foraine ? J’y viens.
Ma référence première c’est Coney Island à New York, la fête foraine historique qui inspira toutes les autres, y compris pas mal d’auteurs de BD, dont Winsor McCay. Qui fut d’ailleurs dessinateur forain avant de devenir le créateur de Little Nemo. Comme son nom l’indique, Coney Island est une île, ce qui a son importance dans l’expérience de dépaysement qu’on recherche quand on franchit le seuil d’un tel espace festif. Ithaque, Utopia, île du crâne, île au trésor, île du diable, l’île du Monde perdu, Speranza l’île du Robison de Tournier. Mais aussi Les Açores, le Japon, l’Angleterre, les Îles Noires chez Jacobs...
Autant de contextes insulaires aussi libérateurs qu’oppresseurs pour ceux qui s’y perdent. Et donc fertiles pour l’imagination. L’île est un lieu rêvé pour camper un récit de science-fiction.
Peter Pan vit sur une île : Le Pays Imaginaire… Tout est dit.
Croquis d’intention et recherches de plan pour l’exposition ODYSSÉE aux origines de Blake et Mortimer
C’est d’abord pour faire signe spatialement vers ces lieux que la référence au parc d’attraction m’a semblé bonne. Aussi car, s’il y a bien une chose que j’ai apprise en travaillant avec François Schuiten sur l’exposition Machines à Dessiner à Paris, c’est qu’il faut créer des ruptures avec des sas, ou encore des effets de seuil. Et que l’entrée d’une exposition doit frapper l’esprit et constituer une frontière physique entre le monde réel et celui de l’exposition.
En ce sens toute expo est pour moi une espèce d’utopie et doit proposer au visiteur une expérience exclusive qui lui permette de rencontrer l’œuvre dans son essence, et pas seulement dans la matérialité des planches qui ont permis de la réaliser. Car il ne faut pas oublier que l’œuvre en BD c’est bien l’album…
Ensuite, l’une des particularités du Centre Belge de la Bande Dessinée qui signe cette exposition, outre le bâtiment patrimonial des Anciens Magasins Waucquez de Victor Horta, c’est d’accueillir un public très large. Et qui ne vient pas là que pour voir de la BD. Ni même que le sujet passionne au fond. Et c’est très respectable, autant que d’y venir parce qu’on est passionné par le médium et qu’on est là en pèlerinage.
Je parle beaucoup de ça avec Isabelle Debekker, qui fait un travail impressionnant à la tête du CBBD, et qui est obsédée par une idée à laquelle je crois très fort aussi. C’est qu’on ne fait pas une exposition pour soi, on la fait pour les autres. Et encore davantage pour ceux qui n’y connaissent rien. Le public captif, les fans qui feront la queue dès le premier jour, ce public-là est acquis.
Notre boulot quand on conçoit une expo consiste donc à toujours revenir à l’essentiel : le grand public. Que veut-on lui dire ? Que doit-il avoir compris à la fin ? Cet exercice d’humilité est notre cap comme un excellent moyen de faire les choix les plus durs, notamment celui qui consisterait à vouloir tout montrer sans discernement.
Oui, ça plairait aux fans de tout voir de Jacobs mais on ne fait pas une exposition pour cela. Autant l’avouer, il y a de très belles choses du Rayon « U » que nous ne montrons pas. Et c’est tant mieux parce que ces pièces feront l’objet de futures expositions.
Donc, une fois dit cela, la scénographie de l’exposition Odyssée se veut immersive, en stimulant le corps autant que l’esprit. Le plan de l’exposition, les matériaux, la couleur, la lumière, le son, concourent à propulser le visiteur dans un ailleurs évocateur du climat de l’album, que je qualifierais volontiers d’exotisme de pacotille.
N’y voyez aucune malice de ma part car c’est bien là le tour de force des attractions foraines. Répondre à un besoin urgent de se sentir ailleurs et surtout de retomber en enfance. On sait que ce n’est pas vrai. Et c’est précisément parce que c’est faux qu’on peut y croire sans danger.
La scénographie s’assume donc comme mise en scène et comme décor dans cette exposition. Elle n’est pas gratuite pour autant comme j’espère vous en avoir convaincu.
Chez Jacobs le décor est aussi important que l’action. Gageons que dans Odyssée il en soit de même et que le visiteur fasse un beau voyage dans le temps.
Croquis d’intention et recherches de plan pour l’exposition ODYSSÉE aux origines de Blake et Mortimer