« Je me demande ce qui intrigue le plus la police et la douane, votre ressemblance avec Louis II de Bavière ou avec le portrait d’une signalétique de recherche.
- Les deux, probablement. »
Autrement dit, Borg sera-t-il arrêté par Interpol ou la brigade des mœurs ? Cela ne l’empêche pas, en tous cas, de se faire offrir un café au frais des « poches pleines de gadgets » de Lefranc (hum !)… C’est d’ailleurs assez inhabituel de voir un uke offrir un café à un seme : Lefranc est décidément la somme des deux tendances, et le gère ici bien mieux que d’habitude…
C’est à ce moment précis que Pro Mundia choisit de se manifester pour la dernière fois dans le « monde réel » : un « ectoplasme » vient remettre à Lefranc et Borg de la documentation et des billets d’avion. Lefranc saisit cette occasion pour s’assurer une fois encore de la réalité de l’expérience qu’il a vécue :
Lefranc : « Pour moi, ce n’est pas tout à fait ce que je désirais. (Peut-être aurait-il voulu, comme Borg, s’envoler pour Montréal ?) Mais vos lunettes restent un mystère, alors retirez-les donc, vous seriez plus crédible et vous m’obligeriez grandement. »
Et là, surprise !

Le véritable moi de Lefranc !
Nous découvrons alors avec Lefranc que ces clones/ectoplasmes ont aussi des yeux de félin ! La symbolique des lunettes prend désormais tout son sens : ces yeux de chat, animal nocturne et secret, sur ce visage dont la ressemblance avec Lefranc est désormais avérée, représentent l’homosexualité de Lefranc. Quant aux lunettes, elles sont le masque qui dissimule une vérité que le monde ne veut pas voir. Mais ce qui est important, c’est que désormais, le porteur n’est plus aveugle à lui-même. L’homme de Pro-Mundia insiste dessus (« Souvenez-vous en c’est l’essentiel ! »). Tout au plus faut-il rester discret pour l’instant, et c’est peut-être la vraie raison de la venue de l’ectoplasme : une réaction inconsciente de Lefranc aux dernières tendances exhibitionnistes de Borg ?
A la dernière page, le clone prend congé :
« Au revoir messieurs. Nous vous avons quelque peu bousculés, n’est-ce pas ? Veuillez nous en excuser car en agissant de la sorte, nous avons eu comme souci la survie du monde. Ne l’oubliez pas et surtout dites et répétez autour de vous, ce que vous avez vu. »
… ce qui nous donne l’occasion de réfléchir sur ce qui s’est vraiment passé dans cet album. Deux interprétations sont possibles :
- Ce que l’on voit dans cet album n’est qu’un rêve de Lefranc ou la représentation symbolique d’une séance de psychanalyse. L’irruption de Pro-Mundia hors de son sanctuaire ne faisant que refléter le changement de regard que porte Lefranc sur le monde et sur lui-même.
- Ce que l’on voit est entièrement réel, auquel cas, on peut tenter d’extrapoler sur les motivations de Pro-Mundia à mettre en place toute cette opération. Les hommes du futur semblent très habiles à analyser le flux du temps et les rapports de cause à effet. On peut imaginer qu’ils ont découvert que d’une manière ou d’une autre, le couple formé par Lefranc et Borg peut influer sur le sort du monde, comme par un effet papillon régulateur des naissances... Quand je vous dis que le yaoi sauvera le monde. On peut même penser que les « ectoplasmes » pourraient être des Lefranc issus d’époques ou de dimensions différentes (ils ne peuvent pas être des hommes du futur, puisque ceux-ci n’ont aucune pilosité alors que les cheveux des clones sont bien visibles)…
Pour ma part, je pense que ces hypothèses se complètent plus qu’elles ne se contredisent. Rien ne nous empêche d’imaginer, par exemple, que les hommes du futur aient les moyens techniques de matérialiser le psychisme d’un homme, et de lui donner le « contrôle » de ce monde, comme on l’a vu avec les portes des chambres de Lefranc. C’est une méthode assez éprouvante pour l’intéressé, mais comme le dit l’« ectoplasme », si ils les ont « bousculés », c’est pour le bien du monde ! (Même si, comme on l’a vu plus haut, le futur aperçu dans l’album est plus allégorique que réaliste.) Une chose en tous cas semble certaine : l’expérience a assurément impliqué le vrai Borg, son changement d’attitude envers Lefranc dans les albums suivants en atteste…
Une autre question se pose également : considérant le degré d’implication personnelle de Jacques Martin (qui fait même un caméo page 47), jusqu’à quel point ce dernier a-t-il poussé la mise en abîme ? Michel Jaquemart disait dans une interview récente que Lefranc EST Jacques Martin. Ce dernier apparaît d’ailleurs sous les traits du père de Lefranc dans les Enfants du Bunker… Ce n’est un secret pour aucun amateur de l’œuvre et de son auteur que l’Apocalypse regroupe nombre de thématiques et de préoccupations chères à Martin, à commencer par la surpopulation, qu’il évoque dans A propos de Lefranc. Alors, en étendant la réflexion au sujet qui nous préoccupe, il est tentant d’imaginer que les « résistances » mentales de Lefranc au « côté obscur » pourraient être celles de Jacques Martin. Homme d’un naturel pessimiste, sans doute était-il effrayé par le pouvoir du yaoi, cette source créative qui habitait son esprit mais sur laquelle il ne pouvait mettre de nom, et hésitait de ce fait à s’y abandonner complètement…
C’est d’ailleurs sûrement cette réticence qui amène Martin à séparer de nouveau Borg et Lefranc après cette parenthèse dorée, non sans les faire s’échanger un ultime flirt doux-amer :
Borg :« Maintenant je crois que nos chemins divergent*. Cette barrière douanière franchie, nous allons sûrement redevenir ce que nous avons toujours été, des antagonistes. Vous, vous allez retourner à votre travail de boy-scout, et moi dans mon cirque plus ou moins infernal. Un conseil tout de même, si je peux: évitez dans l’avenir de vous mettre trop en travers de ma route ! »
Lefranc : « Faites donc que ce chemin soit droit. Au revoir. »
(* C’est beaucoup pour un seul homme.)
Ce dialogue est tout un poème : conscients du grand canal qui fait obstacle à leur passion, Lefranc et Borg reconnaissent tacitement que leur seul moyen de se revoir et d’exprimer ce qu’ils ressentent, repose sur leur antagonisme. En d’autres termes, Lefranc indique de manière détournée à Borg comment le revoir, en sachant mieux que quiconque que le chemin de Borg n’est pas prêt d’être droit, dans tous les sens du terme… (Pensez au « straight » anglo-saxon…). Après tout, Lefranc ne conclue-t-il pas le dialogue par un « au revoir », et non par un « adieu » ?
Et c’est sans doute parce qu’Axel Borg lui manque déjà que Lefranc conclut l’album par cette ultime réplique, trahissant son trouble
Lefranc : à un chauffeur de taxi: « Vous n’avez pas de lunettes de soleil, pas de chapeau, pas de barbe ?! Alors si vous le voulez bien, conduisez-moi aux Champs-Elysées, à Paris. Ce serait bien aimable. »
Chauffeur: « Encore un bizarre ! Allez, montez… Ce n’est pas l’Apocalypse ! »
Certes non, mais nous savons à présent, que les relations entre Axel Borg et Guy Lefranc ne seront plus jamais comme avant.

APPENDICE :
Je ne sais pas pour vous, mais pour ma part, je ne serais pas loin de regretter que la série ne se soit pas arrêtée là ou qu’elle ne soit pas partie sur des bases totalement différentes, tant on a le sentiment qu’avec cet album, Jacques Martin nous a tout dit, comme si les précédentes aventures de Lefranc n’avaient fait que préparer celle-ci. Le fait est qu’au fil des années, il se désengagera de plus en plus des intrigues, qui deviendront littéralement... "post-apocalyptiques"… les personnages eux-mêmes retombant petit à petit dans leurs travers stéréotypés alors qu’on pouvait presque les voir échapper à leur auteur.
Cette régression est d’autant plus regrettable qu’un projet de suite était envisagé par Martin, comme il le reconnaît dans « A propos de Lefranc ». Je laisse la parole à l’auteur :
"Lefranc est sur un tournage d'un film sur Louis II de Bavière, avec Borg dans le rôle titre. Arrivent 2 étranges individus qui les invitent à les suivre. Lefranc et Borg refusent et se font embarquer de force. On leur montre que , sur la Terre, la surpopulation est devenue telle que les êtres humains sont obligés de s'exiler pour les étoiles. Il y a 2 populations qui colonisent 2 systèmes stellaires, mais malheureusement, une étoile est très riche et l'autre très pauvre. Et pour finir , la guerre éclate entre ces 2 colonies. Ce seront des visions que va avoir Lefranc. Il n'assiste pas à tout cela. On lui montre des images, exactement comme dans l'apocalypse. On le ramène ensuite à son film qu'il n' a plus envie de réaliser: il a compris qu'il y a des sujets plus durs et plus évidents que celui de ce film. Si les hommes s'expatrient à ce point là, c'est parce qu'ils sont obligés et, si on continue à vivre ainsi, on ne pourra plus vivre sur terre."
On pourrait, à partir de ce simple synopsis, imaginer l’analyse suivante : Chaque étoile représenterait Lefranc et Borg, l’un riche et corrompu, l’autre pauvre et révolté. Ce qui signifierait que le futur a changé en partie, mais hélas pas pour le mieux… Le message de l’album, lui, serait que ce qui s’est passé entre Borg et Lefranc doit être pris au sérieux, et non pas se masquer derrière des futilités… Ils ne doivent pas « faire semblant de faire semblant », sinon rien ne changera.
J’aurais bien aimé faire un relevé là-dessus. Dommage…