Une bonne vingtaine d'années après
L'Affaire Francis Blake,
Le Dernier Pharaon essuie donc les plâtres d'un nouveau cycle de reprises pour lesquelles on nous annonce que les auteurs auront les mains plus libres que leurs collègues cantonnés au pastiche. Quant à savoir dans quelle mesure exactement, c'est une gageure puisqu'on ignore le cahier des charges auquel ont dû se plier jusqu'ici les Van Hamme, Sente et Dufaux pour les albums du « canon », et qu'ils ont par ailleurs régulièrement transgressé des règles tacites auxquelles Jacobs s'était plié jusqu'au bout : en somme, où se termine un Jacobs et où commence un Blake & Mortimer ? Mais il suffit de feuilleter l'opus de Schuiten, Van Dormael, Gunzig et Durieux pour s'apercevoir d'emblée que les pages sont sensiblement plus nombreuses, le découpage et les textes des planches moins denses, et le dessin plus réaliste. Je laisserai des spécialistes indiquer dans quelle mesure le dessin s'inscrit ou non dans la lignée de la fameuse ligne claire : en tout état de cause, l'écart stylistique ne me paraît pas difficile à appréhender. On notera que le temps d'une vignette malicieuse (p. 83), Schuiten prend néanmoins un malin plaisir à nous montrer qu'il n'aurait sans doute pas à rougir dans l'exercice du pastiche auquel se sont limités ses prédécesseurs.
Pour ce qui est du récit, néanmoins, dès le titre et la première planche, l'oeuvre se veut une suite directe, bien qu'à plusieurs dizaines d'années de distance, du
Mystère de la Grande Pyramide. Plus largement, l'album est balisé de références aussi bien directes qu'indirectes à l'oeuvre de Jacobs, en particulier au
Piège diabolique (la descente dans le bureau de Polaert rappelant la descente dans la Bove, en particulier au moment d'y retrouver un scientifique irradié – p. 57 ; la découverte d'un Bruxelles post-apocalyptique qui renvoie à l'atmosphère oppressante de l'Ile-de-France du 51e siècle ; et bien sûr le retour de la faune préhistorique, avec la référence explicite du Meganeura), mais aussi au
Secret de l'Espadon (rôle central des missiles ; Henri happé par un tentacule à l'instar d'Olrik s'échappant de la base du détroit d'Ormuz – p. 70 ; panorama mondial de capitales touchées par une catastrophe – p. 89). La menace nucléaire, thème récurrent chez Jacobs, est ici également omniprésente, au moins par allusion, à travers l'évocation du « syndrome chinois » et les « rayonnements » dont la nature exacte nous échappe mais qui semblent au moins avoir un lien avec les essais nucléaires en Polynésie (p. 62). On peut également retrouver dans le réalisme historique des personnages qui vieillissent, le respect de la règle chronologique des reprises « canoniques » qui les maintient au plus tard dans les années 1950 et les fait rajeunir sous la plume de Sente (
Les Sarcophages du 6e Continent,
Le Bâton de Plutarque). Enfin, comme de coutume chez Jacobs, un dénouement spectaculaire suit un « flash-back » historique à travers le récit d'un antagoniste (p. 65-66).
Au-delà de la structure du récit et des thèmes, c'est dans son atmosphère et sa maestria graphique que
Le Dernier Pharaon est sans doute parmi les reprises les plus fidèles au maître, et à mes yeux l'un des albums de reprise les plus beaux et les plus marquants. Ne serait-ce que par l'éclat permanent du travail de Schuiten, le contrat est largement rempli si on estime que ce type de hors-série a pour vocation de permettre à des auteurs prestigieux de déployer leur talent et leur style dans un univers scénaristique qui n'est pas le leur. Schuiten éblouit tout particulièrement par ses monuments massifs et détaillés – au point qu'on s'arrête volontiers sur une vignette pour se perdre dans une architecture (p. 9, 16) –, la mise en scène des personnages (p. 7, 70), des décors d'exception (p. 66-67) et surtout des moments de pure sidération (p. 12-13, 78-79, 87-89) qui sont, pour ma part, l'objet premier de ma quête quand j'ai un Blake & Mortimer entre les mains. Il faut aussi souligner l'excellence des couleurs, très immersives, qui laisse imaginer un travail minitieux et une étroite collaboration avec le dessinateur.
Même s'il n'est pas selon moi l'intérêt premier de ce hors-série, le scénario a le mérite de proposer une actualisation inédite et renversante de l'univers de Blake & Mortimer et des enjeux jacobsiens : ici, l'écologie « collapsologique » permet en effet de transformer l'apocalypse, issue des entrailles de la nature (des «
énergies cosmo-telluriques », p. 65), en une fin désirable – le déclin de la technologie étant source d'épanouissement et même d'une civilisation retrouvée –, quand elle était, chez Jacobs, le fruit systématique de la technique et de l'hybris des hommes. C'est ainsi qu'un site en quarantaine, qu'il devient pressant de détruire, se dévoile comme le refuge «
des gens qui ne se sentaient pas en phase avec la modernité ». Cette orientation n'est pas sans rappeler
Ravage de Barjavel qui, en partant pareillement d'une défaillance soudaine et généralisée de l'électricité, laisse ses personnages se débattre longuement pour leur survie dans le chaos avant de se conclure sur une société rurale apaisée, délestée de ses artifices et renouant avec la nature. Dans
Le Dernier Pharaon, l'ambiance profondément crépusculaire est renforcée par la vieillesse de Blake & Mortimer et la décrépitude qui les guette, aussi bien sur le plan physique que pour ce qui relève de leur relation, au point que leurs inhabituels dialogues aigres-doux et pince-sans-rire ne détonnent pas tant que ça.
Indiscutablement en phase avec son époque, le récit donne cependant la sensation de la « subir » et de
donner à voir à la fois les craintes et les utopies qui nous traversent, davantage que de proposer une réflexion réellement originale et élaborée, qui renverrait à un imaginaire ou à une conception propre à l'auteur comme c'était le cas avec Jacobs. Bruxelles en quarantaine est ainsi à l'image des villes vertes que vous retrouverez dans les brochures des promoteurs immobiliers de votre quartier, et l'on nous fait part des angoisses du krach boursier et des crises migratoires qui auront marqué les années 2010.
Sous la trame générale, le scénario est entaché d'improbablités, y compris à certains moments cruciaux, qui le rendent cruellement bancal. Comment ne pas partager le sentiment exprimé par Mortimer (p. 28) que lancer des missiles sur une source de rayonnements dont personne n'a encore percé le mystère, est effectivement d'une stupidité profonde qu'on est bien en mal de comprendre ? Comment ne pas être sidéré d'apprendre (p. 37) qu'une telle solution a été déterminée par un général à qui «
les gouvernements de plus de 40 pays » ont donné «
carte blanche » ? Comment ne pas rester sur sa faim devant la raison invoquée par Blake pour envoyer son vieil ami au casse-pipe dans un « no man's land » de la plus haute dangerosité, même pour le vaillant sportif qu'il fut jadis ? Enfin, il est un peu curieux que les cauchemars soient manifestement les seuls symptômes des rayonnements dont tout semble indiquer qu'ils empruntent à la radioactivité, notamment si l'on se fie à la dégradation de l'état physique de Henri.
Néanmoins, bien plus qu'un simple hommage à Jacobs et à son œuvre, on peut voir dans
Le Dernier Pharaon un éloge amoureux de l'architecture et de l'inventivité humaine, qui prolonge le mystère des pyramides et de leurs concepteurs avec lequel Jacobs a envoûté plusieurs générations. Sans rien connaître du travail de Schuiten, il est également difficile, après avoir lu qu'il s'agissait sans doute là de sa dernière œuvre, de ne pas y voir un testament paradoxalement empreint à la fois de mélancolie et d'enthousiasme.