Petit complément historique, mais c'est surtout histoire de causer, et à l'intention de ceux qui souhaitent s'instruire en ces temps de confinement Covid...
Ainsi donc, dans la BD Le cri du Moloch, on apprend que le cargo qui sert d'abri à un laboratoire clandestin est abandonné là "
depuis la dernière guerre". Or, ce n'est pas possible qu'il soit là depuis la dernière guerre, pour quatre raisons.
1) voir mon précédent post : on ne laisserait pas une épave vouée à la démolition à quai en plein coeur des docks de Londres pendant huit ans. Si le cargo est abandonné à Londres (c'est possible, ce sont des choses qui arrivent), la période d'immobilisation dure bien moins longtemps que ça, et donc ce n'est pas depuis la dernière guerre.
2) si le cargo est abandonné là depuis la dernière guerre, il devrait donc être resté dans son aspect en 1945. Or, en particulier, tous les navires marchands (et militaires) alliés étaient, pendant la guerre, peints en gris, de la pointe avant à la pointe arrière, du sommet du mât à la quille. Dans
Casemate, sauf si les couleurs ont viré à l'impression, le cargo
Pathna n'est pas gris. J'en déduis qu'un armateur en a hérité après la guerre, l'a repeint de couleurs civiles et, forcément, l'a utilisé commercialement en lui faisant faire des voyages. Donc, ce n'est pas depuis la guerre que le cargo est là. Et s'il était vraiment là depuis la guerre, personne ne se serait amusé à le peindre en vue de sa démolition (puisqu'on apprend dans la BD qu'il est voué à la démolition). Quand on amène sa voiture à la casse, on ne lui refile pas un coup de Polish pour faire joli. Pareil pour un bateau qui part à la casse...
On peut penser que ce sont les récents acquéreurs du cargo (pour installer le labo clandestin) qui l'ont fait repeindre dans les jaunes/ocres. Dans ce cas, il y aurait une belle peinture neuve, sans ces énormes traces dégoulinantes de rouille sur la coque...
3) idem : s'il était là dans son état de la guerre, le cargo aurait encore son nom qu'il portait durant la guerre. S'il était abandonné (depuis la guerre), il n'y a aucune raison de changer de nom. Or, tous les Liberty ships avaient pour nom de baptème à leur construction celui d'une personne (prénom suivi du nom de famille). 2 700 Liberty ships ont été construits (nombre énorme, soit dit en passant, jamais vu dans toute l'histoire de la marine marchande mondiale depuis que les bateaux existent sur terre, ou plutôt sur mer), et chacun portait le nom d'un personnage historique, plus ou moins connu d'ailleurs, surtout de l'histoire des Etats-Unis bien sûr : hommes politiques, militaires, artistes, industriels, savants, romanciers, héros et aventuriers du farwest, trappeurs, etc. Par exemples : un très connu :
Abraham Lincoln ; un pas connu :
Myron T Herrick (gouverneur de l'Ohio, mort en 1929, il fut deux fois ambassadeur des USA en France) ; un autre pas connu :
John Barton Payne (mort en 1935, il fut ministre de l'Intérieur des USA). Il y a eu aussi des noms de personnalités étrangères aux USA. Par exemple, il y eut un Liberty
Louis Pasteur (le savant français, inutile de présenter) ; ou
José Marti (patriote cubain) ; etc. Voilà le genre de noms qu'on attribuait aux Liberty ships : un ou deux prénoms + un nom de famille. Donc, la "formule" du nom
Pathna, dans la BD, ne colle pas (sauf erreur, c'est un nom repris d'un district de l'Inde ; rien à voir).
Ou alors (voir le point 2 ci-dessus), il faudrait admettre que le Liberty a été revendu après la guerre à un armateur étranger qui l'a rebaptisé, et du coup,
Pathna est possible, mais cela signifie donc que ce
Pathna ne peut pas être abandonné dans le port de Londres "
depuis la dernière guerre" (sic) (note : dans la réalité, aucun Liberty ne s'est d'ailleurs appelé
Pathna ; mais la BD étant une fiction, les auteurs peuvent lui donner le nom qu'ils veulent ; cependant, pour respecter la règle américaine de l'attribution des noms des Liberty ships pendant la guerre, il aurait fallu imaginer un nom de personne, avec prénom et nom de famille, du genre :
John Smith ou
Malcolm King ou que sais-je - j'ai vérifié, il n'y a aucun
John Smith ni aucun
Malcolm King dans la (longue) liste officielle des Liberty ships ; ces noms sont bien fictifs et peuvent faire l'affaire).
On pourrait admettre que c'est l'organisme secret qui a racheté récemment le cargo, pour aménager ses cales en laboratoire clandestin, qui l'a rebaptisé en
Pathna. Or, je ne le crois pas. Les propos échangés entre les visiteurs du cargo, dans la BD, n'ont pas l'air de dire qu'il a changé de nom ; on comprend "entre les lignes" qu'il s'appelait
Pathna dès la guerre et qu'il a été acquis sous ce même nom. Par ailleurs, le cargo semblant rester à quai, pour servir de hangar flottant en quelque sorte, et abritant un matériel fragile qui ne supporterait pas une navigation en mer, il ne va pas se déplacer ; alors, à quoi bon changer son nom ? Enfin, on voit que la coque est sale et rouillée. Or, on ne peint pas le nouveau nom d'un bateau directement sur la rouille et sur une coque sale. On nettoie au préalable au moins la zone où sera peint le nom et on applique de l'antirouille puis un apprêt de peinture propre. Voir ci-dessous ma photo, avec un Liberty ship devenu français début 1947 ; sa coque n'a pas été nettoyée ni repeinte, mais le nom figure sur un à-plat de couleur noire (l'à-plat est plus long que le nom
Grandcamp car le nom américain d'origine,
Benjamin R Curtis, est long et on l'a masqué entièrement avec du noir) :
Voici un cas similaire, avec un autre Liberty français, le
Bayeux, juste après sa francisation début 1947, où le fond de peinture sous le nouveau nom est cette fois blanc et non noir, alors qu'un chantier n'a pas encore eu le temps ou l'occasion de nettoyer et repeindre l'ensemble de la coque (ce sera fait quelques semaines après la prise de cette photo) :
La bande de peinture blanche est là encore plus longue que le nom français, car le nom d'origine américaine de ce navire était
Mello Franco.
Bref, on devrait voir à peu près la même chose sur la coque du dénommé
Pathna si son nom avait été modifié récemment.
4) idem : s'il était là dans son état de la guerre, le cargo aurait encore son équipement de guerre. En particulier (mais pas que), outre la couleur générale grise, tout cargo allié était équipé de canons pour se défendre des attaques ennemies. Des petits canons contre les avions (DCA), et deux gros canons contre les sous-marins. Il y avait 8 petits canons disséminés en abord du pont et sur le château, un gros canon tout à l'avant et un autre, plus gros encore, tout à l'arrière. Pour servir cet armement, une équipe de canonniers embarquait sur chaque cargo, en plus de l'équipage habituel constitué de marins. Certes, dans les semaines et les mois qui ont suivi la fin de la guerre (capitulation japonaise en septembre 1945), les canons ont été débarqués (et les canonniers aussi, bien sûr). Certains navires (y compris les Liberty ships) les ont conservés encore jusque courant 1946. Mais quelque chose qui n'a pas été débarqué des cargos qui devaient partir à la démolition (comme le
Pathna), ce sont les plates-formes supportant ces canons. Puisque les plates-formes et toutes les autres pièces du navire allaient être démontées dans un chantier de démolition, on les laissait en place, et dans le cas du
Pathna, on n'allait pas démonter ces plates-formes dans le port de commerce de Londres. A chacun son boulot. On devrait donc voir ces plates-formes dans les dessins du
Pathna...
On pourrait rétorquer que ce sont les récents acquéreurs qui ont démonté les plates-formes. Je pense qu'ils n'ont rien fait de ce côté, car celui qui fait visiter dit "
Nous l'avons remis en état. Du moins, en fonction de ce que nous attendons de lui" ; or, les plates-formes sur le pont ne gênent en rien les aménagements dans les cales, donc il n'y a pas lieu de virer les plates-formes. Cela aurait d'ailleurs entraîné des tracasseries supplémentaires.
Je joins une photo intéressante, bien que pas de très bonne en qualité, celle d'un cargo Liberty ship américain ; la photo a été prise fin décembre 1946, quand ce navire s'est malencontreusement échoué sur la côte norvégienne, lors d'un voyage entre les USA et la Norvège (un voyage civil en temps de paix, bien sûr, pour transporter des marchandises tout ce qu'il y a de pacifique également, en l'occurrence une pleine cargaison de sacs de haricots, embarqués à La Nouvelle Orléans) :
On voit que le cargo est tout gris (certes, la photo est en Noir et blanc, mais on voit qu'il n'y a pas de décorations, pas de ligne horizontale peinte sur la coque pour délimiter la ligne de flottaison, pas de coque noire ou sombre, pas de logo de l'armateur sur la cheminée, etc.). Le
Pathna de la BD devrait être tout gris comme ça (s'il a bien été abandonné à la fin de la guerre, comme le prétend un personnage de la BD).
Bien qu'on soit fin décembre 1946, on voit que le Liberty a encore ses plates-formes de canons, et même - bien que la photo ne soit pas très nette -, je crois deviner qu'il a encore ses canons installés sur lesdites plates-formes : une grande plate-forme à l'avant, une autre tout à l'arrière, et des petits plates-formes (8 en tout) ici et là : une de chaque côté du mât avant, une à chacun des quatre coins supérieurs du château, et deux sur le dunette à l'arrière (un poil avant le gros canon arrière). Le
Pathna devrait avoir au moins ces plates-formes (pas les canons, mais les plates-formes).
On voit aussi deux plans inclinés, en vis-à-vis, de chaque côté du deuxième mât (le même deuxième mât dont j'ai abondamment parlé précédemment). Ils supportent des radeaux de sauvetage qui viennent en supplément des canots de sauvetage réglementaires. En cas de naufrage et d'abandon rapide, suite à un torpillage ou à l'explosion d'une mine sous-marine, il suffisait de déclencher un levier, et ces radeaux glissaient, tombaient à l'eau et pouvaient supporter des marins qui plongeraient par-dessus bord. A priori, on devrait voir ces radeaux sur le
Pathna aussi. Ce type de radeaux est resté à bord des Liberty (et d'autres types de navires comme ça) assez longtemps après la fin de la guerre.
Mais cette photo a un autre intérêt (je ne l'ai pas choisie au hasard...) : le Liberty s'appelle
Am-Mer-Mar. Drôle de nom ! Il a été baptisé ainsi par les Américains lors de son lancement en septembre 1944, et il a conservé ce nom bizarre après la guerre. Ce n'est manifestement pas le nom d'un personnage historique, comme le préconisait la règle pour les Liberty ships. En effet, dans toute règle, il y a des exceptions. En voilà une. Mais ce nom n'est pas, par exemple, celui d'une ville de l'Inde - suivez mon regard. Les quelques exceptions qui existent ont un lien avec la guerre en cours.
Am Mer Mar est en fait le diminutif de : American Merchant Marine, soit : marine marchande américaine. Ce nom a été choisi pour rendre hommage aux marins américains (civils) qui participaient aux opérations sur tous les océans, pour gagner la guerre face aux Nazis et aux Japonais.