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Atlantes et géopolitique : quand la BD belge devient un manuel de prospective

Posté : 05 déc. 2025, 19:11
par freric
Alexandre a écrit :
Bonjour. J'avais écrit un texte à destination de Yves Sente sur Linkedin et il me suggère de vous le partager. J'avais aussi écrit un autre texte similaire sur Professor Sato et l'expo universelle à Osaka. Mais je vous partage ce deuxième texte suite à la parution de la Menace Atlante. Excellente soirée et bien à vous. Alexandre

Article ci-dessous, reproduit avec l'autorisation de l'auteur.
Merci Alexandre.

Re: Atlantes et géopolitique : quand la BD belge devient un manuel de prospective

Posté : 05 déc. 2025, 19:11
par freric
Alexandre Mabille
EU Climate Pact Ambassador | Innovative Education | Sustainable Leadership | Intercultural Collaboration | Tech-Driven Impact | Strategic Partnerships

5 décembre 2025

By Jove, le temps passe. J’avais laissé Blake et Mortimer au retour du Japon, l’odeur des gares d’Osaka encore dans la gorge, et voici que, sous le sapin et à l’approche d’un hiver qui sent la suie et la promesse, je découvre enfin La Menace Atlante. Le papier craque. Les couleurs battent comme des drapeaux. Quel travail de Peter Van Dongen! Et le mot Doggerland tombe, lourd et clair, sur la table : un continent effacé, une mémoire qui respire sous la mer du Nord, et qui demande à être relue comme un manuel de stratégie déguisé en bande dessinée.

Doggerland. Il faut prononcer ce nom comme on ouvre une trappe. Il y avait là, il y a dix à douze mille ans, une multitude de plaines et rivières, des hommes et gibiers, des chemins et refuges. Puis, la mer monta.

Et voici aujourd’hui qu’apparaît le Storegga Slide 2.0, une explosion sous-marine provoquée par des hommes, menaçant les côtes écossaises, rappel cruel que la nature et l’artifice peuvent conspirer. Ce palimpseste salé devient théâtre d’un calcul stratégique qui fait écho à notre monde : l’énergie, le flux, le sous-sol et le temps y sont armes autant qu’outils. Les scientifiques aujourd’hui tirent des carottes sédimentaires et lisent des pollens comme on lit des lettres brûlées. Yves Sente fait de cette archive un outil de pensée. Doggerland, dans ses planches, cesse d’être décor pour devenir scénario.

Mortimer y descend comme l’ingénieur qu’il est et qu'on apprécie, mais aussi comme un homme de prévision. Il ne cherche pas seulement la chaleur ; il cherche aussi la décision. La géothermie que Sente convoque est une solution verte mais aussi une force stratégique. Une ressource qui peut alimenter, protéger et émanciper. Ou, mal gouvernée, devenir un levier d’oppression. Sous la mer, des conduits, des turbines, des capteurs, instruments d’un avenir possible, et à leur ombre, des calculs de puissance. La BD sait que toute source d’énergie porte en elle le double visage de Prométhée et de Faust.

Et puis la biotech. Là où Jacobs aimait les machines et les formules, Y. Sente ajoute le vivant. Les Atlantes cultivent des tissus, modèlent des organismes, adaptent des corps au sel et au froid. Avec ces greffes, chaque planche devient un lieu de régénération. Ces protocoles posent la question que nous évitons : qu’est-ce qu’un peuple fait de son corps quand sa survie se joue au fond des mers ?

On lit Mortimer lecture par lecture, comme un cahier de guerre civile de la science. Est-ce pour sauver l’homme ou pour l’instrumentaliser ? La BD ne répond pas réellement car elle renvoie la question à nos propres politiques et à nos habitudes de gouvernance.

Il ne faudrait pas croire que E.P. Jacobs hier et Y. Sente aujourd’hui se contentent d’un spectacle technologique. Non évidemment : ils pratiquent la prospective ou le "strategic foresight", ce métier ingrat où l’on calcule les conséquences avant de toucher au levier. Le récit explore avec finesse les "weaponized technologies", ces capacités civiles transformées en instruments de coercition : une énergie qui se fait arme, une turbine qui devient frontière, une station de sondage qui se change en checkpoint de souveraineté. Le Doggerland fictif résonne trop avec nos cartes récentes : pipelines, câbles sous-marins, data centers enfouis, autant d’artères dont la maîtrise redessine les alliances. Il suffit d’un forage mal avisé (Drill, Baby, Drill), d’une diffusion de gaz toxique pour que la géopolitique bascule. Y. Sente le montre sans hystérie, par la logique implacable des conséquences.

L’histoire, alors ? Elle fourmille, discrète, sous la narration. Échos de Santorin et de sa violence, Lisbonne et sa houle destructrice, la Hanse et ses marchands qui pesaient le sel et la route, les Vikings qui lisaient les courants, la ligue de Délos et ses négociations maritimes : partout, la maîtrise de la mer et du commerce a déterminé la puissance. Y. Sente place ces réverbérations sans lourdeur : un nom, une carte, un canal ancien suggèrent plus qu’ils n’expliquent. L’érudition tient ici à la finesse du rappel, non à la démonstration.

L’humour ? Sec, anglo-saxon, presque déplacé dans cette tension océanique. Rire pour ne pas sombrer ; sourire nerveux qui masque le vertige. Jacobs sourirait. Y. Sente sourit aussi, mais ajoute la part d’ombre: la politique de l’énergie, les compromis douteux, les intérêts privés jouant la survie collective comme une enchère.

La lecture devient didactique sans jamais être moralisatrice. Elle installe une pratique du doute : prévoir, mesurer, ralentir, prévoir encore. Mortimer incarne ce savoir du jugement : l’art de peser. On pense aux rapports de prospective réels, aux comités qui pèsent projets et risques, aux ateliers liant université, industrie et écosystèmes, aux travaux régionaux pour bâtir une souveraineté technologique sans renoncer à la paix sociale. Y. Sente esquisse ce pont sans le nommer systématiquement : la fiction fait l’économie des diplômes, mais gagne en vérité.

Je reviens au présent, à notre littoral, à nos projets. La BD nous renvoie notre timing : extraction, captage, accélération. Les décideurs aiment croire en l’instant gagnant ; les artistes savent que la mer retient la mémoire plus longtemps que les hommes. Doggerland, dans cet album, ne demande pas que l’on s’y rende pour piller ; il invite plutôt à une autre ambition : celle d’un contrôle partagé, d’une éthique, d’une prospective mettant l’intelligence au service de la persistance et pas seulement de la puissance. L’orichalque des récits anciens n’est ici que métaphore : la vraie valeur, c’est la capacité de décider en commun, de résister à la tentation du profit immédiat quand la décision engage des siècles.

Lorsque je ferme l’album, Mortimer a promis de revenir. Promesse d’homme. Promesse de science et politique. On se surprend à attendre le retour du calcul prudent. Et l’on comprend que, si la bande dessinée nous parle, c’est parce qu’elle articule trois voix que nos institutions peinent à maintenir ensemble : la technicité, l’éthique, la stratégie. Lire La Menace Atlante, c’est s’exercer à cette triangulation.

Dernière image : la mer s’éloigne de la page, indifférente et pleine d’histoire. Nos cartes sont fragiles ; nos décisions, plus encore. Entre la lecture et l’action, il y a un intervalle. Y. Sente y jette la lumière, Jacobs y jette l’ombre. Mortimer, lui, jette un caillou à la mer et la promesse de revenir devient notre devoir. Qui prendra la relève, sinon nous ?

Et vivement le troisième tome ! Yves Sente

Re: Atlantes et géopolitique : quand la BD belge devient un manuel de prospective

Posté : 05 déc. 2025, 19:13
par freric

Re: Atlantes et géopolitique : quand la BD belge devient un manuel de prospective

Posté : 05 déc. 2025, 19:24
par Jean Luc
«  … Et vivement le troisième tome ! Yves Sente « 
… d’accord mais à 76 ans, je ne serai plus là dans 65 ans pour découvrir ce troisième opus consacré à l’Atlantide.

Re: Atlantes et géopolitique : quand la BD belge devient un manuel de prospective

Posté : 05 déc. 2025, 19:26
par Capitaine Blake
Pasionnant article indeed ! Il est vrai qu'Yves Sente se destinait d'abord aux sciences politiques et se passionnait pour la géopolitique. On comprend bien que ces préoccupations continuent de l'habiter, renouvellant d'un regard contemporain ainsi les interrogations que déjà Jacobs avait laissé apparaître dans ses albums sur la relation ambivalente de la science prométhéenne et de la politique.

Re: Atlantes et géopolitique : quand la BD belge devient un manuel de prospective

Posté : 06 déc. 2025, 09:54
par archibald
Alexanfr Mabille a écrit : ..../...

On lit Mortimer lecture par lecture, comme un cahier de guerre civile de la science. Est-ce pour sauver l’homme ou pour l’instrumentaliser ? La BD ne répond pas réellement car elle renvoie la question à nos propres politiques et à nos habitudes de gouvernance.
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Lorsque je ferme l’album, Mortimer a promis de revenir. Promesse d’homme. Promesse de science et politique. On se surprend à attendre le retour du calcul prudent. Et l’on comprend que, si la bande dessinée nous parle, c’est parce qu’elle articule trois voix que nos institutions peinent à maintenir ensemble : la technicité, l’éthique, la stratégie. Lire La Menace Atlante, c’est s’exercer à cette triangulation.

Dernière image : la mer s’éloigne de la page, indifférente et pleine d’histoire. Nos cartes sont fragiles ; nos décisions, plus encore. Entre la lecture et l’action, il y a un intervalle. Y. Sente y jette la lumière, Jacobs y jette l’ombre. Mortimer, lui, jette un caillou à la mer et la promesse de revenir devient notre devoir. Qui prendra la relève, sinon nous ?
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My Gosh! :-o
C'est pas très réjouissant et plutôt noir! Je vais reporter la lecture de la "Menace Atlante" pour après les fêtes (si nous sommes toujours là ...)