(Deuxième partie)
Aux avant-postes de cette « Odyssée », l’aventure de notre interview panoramique, développée sur trois épisodes, se poursuit avec plaisir et intensité.
Pour amorcer la deuxième partie, il sera d’abord question de cette formidable mission socio-culturelle qu’est la transmission. Avant de recentrer le propos sur les créations inaugurales du Edgar P. Jacobs des années 40, déjà en pleine construction d’un univers aussi personnel que référentiel, j’ai tenu à interroger le commissaire de l'exposition Eric Dubois sur ce qui est bien plus qu’un fil rouge ou une simple préoccupation dans son approche scénographique.
Quand une vision expérimentée et généreuse de la muséographie se nourrit de convictions aussi fortes, le résultat est parfaitement au diapason de l’œuvre et de la personnalité de l’auteur de Blake et Mortimer !
Sans plus attendre, embarquement immédiat pour la suite des explications passionnément dispensées par Eric Dubois, à quelques jours de l'inauguration. Bon voyage !
Thark - (RV'Blaineau)
Et pour (re)lire la 1ère partie, c'est par ici : L'Odyssée U... avec Eric Dubois (Première partie)
Exposition Le Secret des Espadons, Centre Belge de la Bande Dessinée [et] Inventaire du patrimoine
du Rayon « U » d’Edgar P. Jacobs. Crédit photos : Éric Dubois (Extraits/edit : Thark)
- Thark : Au cœur des scénographies que vous consacrez à Edgar P. Jacobs - « Scientifiction » puis
« MachinaXion » avec Thierry Bellefroid, « Le Secret des Espadons » avec Daniel Couvreur au CBBD -
vous vous ingéniez à établir un dialogue à la fois subtil et spectaculaire entre les spécificités du lieu et le contexte de l'œuvre...
Qu’elle soit centrée sur l’Art de Jacobs ou sur celui d’artistes totalement différents, cette démarche est-elle au cœur de votre travail ?
Éric Dubois : Créer un dialogue entre un lieu muséal, ses collections (scientifiques, techniques, artistiques...) et une œuvre telle que celle d’Edgar P. Jacobs est d’abord la marque d’une très haute idée que nous nous faisons, Thierry, Daniel et moi, du rôle d’un musée. Comme de la responsabilité qui est la nôtre, en tant que commissaires, lorsque nous avons le privilège d’être invités à y prendre la parole.
C’est donc l’un de nos grands plaisirs autant qu’une conviction que nous partageons. En effet, derrière ce lien entre contenant et contenu, ce qu’on cherche à établir, au fond, c’est l’unité d’effet, de sens et d’expérience pour le visiteur, afin qu’il retrouve dans l’exposition l’unité de l’album : scénario + dessin + couleur.
Je l’ai déjà dit. Tout part du visiteur et tout revient vers lui.
Exposition Scientifiction, Blake et Mortimer au Musée des Arts et Métiers. Crédit photo : Éric Dubois
Exposition Scientifiction, Blake et Mortimer au Musée des Arts et Métiers. Crédit photo : Éric Dubois
Je vais encore perdre quelques amis en chemin mais il faut oser le dire : le visiteur est plus important que l’œuvre dans un musée et de fait aussi dans une exposition... Même une exposition consacrée à Jacobs ! Alors, comme vous venez un peu me chercher sur ce terrain du musée, et qu’il ne faut pas trop me chatouiller là-dessus, vous avez fini par réveiller le prof derrière le commissaire. Et même le pire des profs qui soit, un ancien prof de profs (*).
Parce qu’au fond, votre question en appelle une plus profonde, qui est : à quoi sert un musée ? Et par conséquent à quoi servent les expositions - permanentes et temporaires - qui y ont lieu ? Je ne peux pas vous répondre sans repartir de là.
(*) c’est comme ça que mon ami et collègue l’historien des techniques Clive Lamming désignait les profs du service pédagogique du Musée des Arts et Métiers, dont il avait fait partie du premier contingent. J’y ai sévi pour ma part entre 2007 et 2015.
des dépouilles d’Art et d’Histoire suspendues aux cimaises
comme des trophées de chasse. »
Littéralement des prises de guerre, quand on pense aux conquêtes napoléoniennes et leur trésors rapportés d’Europe ou d’Égypte en grande pompe. Détrompez-vous, j’adore les musées, c’est simple j’y passe mon temps.
Mais précisément, rien ne me met plus en rogne que les institutions qui oublient le public. C’est lui - le visiteur - leur raison d’être, la seule qui vaille.
A travers les expositions auxquelles j’ai pu participer depuis Machines à dessiner aux Arts et Métiers, comme dans la partie de mon enseignement consacrée à la scénographie d’expo, je défends l’idée que les musées doivent être des agoras, des lieux de débat, ouverts et vivants. Des espaces autant de monstration que de réflexion, grâce auxquels, adossé aux œuvres anciennes comme contemporaines, on peut prototyper un avenir désirable, avec et pour le plus grand nombre. Pas juste entre soi, pour une minorité retirée dans sa tour d’ivoire.
Cette idée du musée comme reflet de la société et ses mutations n’a rien d’iconoclaste ni d’innovant. Malraux n’a rien inventé. Je ne peux m’empêcher de citer l’Abbé Grégoire lors de son discours devant la Convention Thermidorienne, le 8 vendémiaire An III, pour défendre la création d’un Conservatoire National pour les Arts et Métiers. A ce moment-là, Grégoire était président du Comité d’Instruction publique (le CNAM naît par décret officiellement le 19 vendémiaire, soit le 10 octobre 1794).
Ce texte, c’est un peu mon Faust et Grégoire mon Gounod à moi :
et la pauvreté qui n’a pas le moyen de connaître [...]
Le Conservatoire sera le réservoir dont les canaux
fertiliseront toute l’étendue de la France. »
Derrière cet appel enflammé au patriotisme économique et industriel, il y a une foi inébranlable dans le génie français et l’éducation. Et en filigrane, ce rapport, véritable programme de la future institution, dit ce que doit être un musée et à quoi devront servir ceux qui y prendront la parole : un lieu d’émulation du savoir porté par les personnalités
« les plus autorisées », c’est-à-dire celles qui font autorité dans leur domaine. C’est un plaidoyer pour l’intelligence, valeur travail et l’élévation morale qui peut en résulter. On pourrait essayer de m’expliquer qu’un musée peut/doit servir à autre chose, je n’en bougerai pas.
Si je vous apprends quelque chose, vous le savez. Mais moi je ne l’ai pas oublié pour autant. Apprendre à quelqu’un ne prive en rien celui qui savait avant l’autre ! C’est à ça que devrait servir un musée. A transmettre et enrichir culturellement le plus grand nombre. Et dans cette quête, pour moi, tous les moyens sont bons. Dans une exposition, comme en classe, je n’ai aucun scrupule à utiliser les moyens les plus triviaux comme les métaphores les plus imagées s’ils permettent d’être compris. Il n’y a aucun prestige à savoir ni honte à ignorer. L’important c’est que les idées circulent.
Ce n’est pas un truc égoïste pour moi, la connaissance.
Exposition Scientifiction, Blake et Mortimer au Musée des Arts et Métiers. Crédit photo : Éric Dubois
Exposition Scientifiction, Blake et Mortimer au Musée des Arts et Métiers. Crédit photo : Éric Dubois
Si nos ruses scénographiques ont permis de faire venir un public scientifique voir de la BD aux Arts et Métiers, ou que des fans de BD sont tombés béats d’admiration devant des radars et des machines à vapeur verticales, tant mieux. De mémoire, l’étude des publics dans l’exposition Scientifiction avait révélé que la durée moyenne d’une visite libre avait été d’1h30, alors qu’habituellement c’était plutôt 45 min. Exposer Blake et Mortimer dans ce temple de la culture scientifique et technique était une évidence ! Encore fallait-il y penser. J’en remercie François Schuiten parce que c’est lui qui en eut l’idée et qui nous « maria » en quelques sortes Thierry et moi.
Quand vous repensez au mal que Jacobs se donnait pour offrir à ses jeunes lecteurs les histoires les plus riches, documentées, débordantes de données à la pointe de l’actualité de son temps, nourries de tant d’infimes mais essentiels détails, bref de l’orfèvrerie faite BD, le tout raconté comme si ça n’avait l’air de rien…
Le Secret de l’Espadon est très riche en cases inspirées des modes d’emploi. J’ai écrit un article à ce sujet dans le hors-série dBD "Secrets de fabrication" consacré à l’expo des Espadons au CBBD. Durant son service militaire, Edgar P. Jacobs avait dû dessiner des panneaux didactiques pour expliquer le maniement des armes à ses camarades. Son carnet de l’armée m’évoque toujours les lavis du Porte-feuille de Vaucanson du Musée des Arts et Métiers. Une des pages figurant une vue de profil d’une mitrailleuse Hotchkiss est reproduite dans "Un opéra de papier", édition originale, page 44.
Exposition MachinaXion, Mortimer prisonnier du temps au Château de La Roche-Guyon. Crédit photo : Éric Dubois
Exposition MachinaXion, Mortimer prisonnier du temps au Château de La Roche-Guyon. Crédit photo : Éric Dubois
En résumé, je ne pense pas qu’on puisse faire ce genre d’exposition qui mêle commissariat et direction artistique intimement si, comme Jacobs lui-même, on ne croit pas un minimum à ce qu’on fait, tant en ce qui concerne la mission des musées que celle d’une exposition. D’autant plus quand il s’agit d’exposer Edgar P. Jacobs et Blake et Mortimer dans de tels lieux, les Arts et Métiers, Le Château de La Roche-Guyon ou encore le CBBD, on prend ça très au sérieux pour que ça ait l’air évident au final.
parce qu’il trouve qu’il n’y en avait pas assez (comme certains commentaires le déploraient sur votre Forum à propos de l’exposition Le Secret des Espadons), c’est qu’on a bien fait notre boulot. »
Exposition MachinaXion, Mortimer prisonnier du temps au Château de La Roche-Guyon. Crédit photo : Éric Dubois
Exposition MachinaXion, Mortimer prisonnier du temps au Château de La Roche-Guyon. Crédit photo : Éric Dubois
Eric Dubois et Thierry Bellefroid - Exposition MachinaXion, Mortimer prisonnier du temps au Château de La Roche-Guyon. Crédit photo : Éric Dubois
- Thark : A-t-il été compliqué de créer à nouveau des interactions inédites mais harmonieuses au sein d'un musée à l’architecture aussi prégnante ?
E. D. : Ce n’est pas compliqué d’imaginer une exposition dans un bâtiment du grand architecte Victor Horta. C’est un privilège. Trouver ça compliqué serait d’une grossièreté folle... Je n’en reviens toujours pas d’avoir cette chance.
Quand je vais au CBBD, on m’accueille, on est aux petits soins pour moi afin que l’exposition que j’ai en tête se réalise aussi conformément que possible à ma vision. On prend tout ce que je dis (ou presque) au sérieux. Des fois je les fais rire avec mon obsession pour les détails...
Mettez-vous à ma place. Edgar P. Jacobs + Centre Belge de la Bande Dessinée + Victor Horta, c’est du luxe sur du luxe avec encore un peu de luxe par-dessus pour faire passer le tout. Je tape sur l’épaule d’Étienne Schréder comme si on se connaissait depuis l’enfance, je farfouille (avec grand soin) dans les cartons à dessin de Jacobs...
Exposition Le Secret des Espadons, Centre Belge de la Bande Dessinée. Crédit photo : Éric Dubois
Exposition Le Secret des Espadons, Centre Belge de la Bande Dessinée. Crédit photo : Éric Dubois
Alors oui, c’est pas mal de boulot de faire une exposition surtout quand on est seul aux manettes comme c’est le cas pour l’exposition ODYSSÉE. Se plaindre qu’un bâtiment dessiné par Horta ne serait pas adapté à mon petit projet, ou que les colonnes en fonte ne tomberaient pas parfaitement comme il faut sur mon petit plan, j’oserais jamais, du moins j’espère !
Un tel espace n’est pas sans contrainte évidemment. D’autant que le programme initial des Magasins Waucquez correspond à un lieu de vente de tissus. Alors la distribution, les hauteurs, la lumière, les circulations, les matériaux, tout a été pensé pour ça. Et pas pour un musée de la Bande Dessinée. Même si par de nombreux aspects, Art Nouveau et 9e Art sont très compatibles, ça reste un challenge au quotidien pour les équipes. Pour moi c’est une fois par an, alors c’est comme une « colo » !
Ces frictions Espace/Fonction sont passionnantes car elles obligent à concevoir des solutions alternatives. Pour chaque exposition, l’espace constitue plus qu’un vide dans lequel on s’installe. La salle d’exposition c’est déjà du sens en puissance pour le futur projet car le corps s’y meut d’une façon singulière, entre congestions et dilatations, éclairage zénithal ou latéral, naturel ou artificiel, qualité des matériaux, acoustique, programme décoratif, décrochements et verrues... Autant de particularismes qui constituent le vécu du lieu, son génie. Je crois qu’on ne doit pas lutter contre mais chercher à en tirer parti.
Le CBBD, c’est un écrin, pas un white cube. »
Exposition Le Secret des Espadons, Centre Belge de la Bande Dessinée. Crédit photo : Éric Dubois
Exposition Le Secret des Espadons, Centre Belge de la Bande Dessinée. Crédit photo : Éric Dubois
Pour l’exposition Le Secret des Espadons, Daniel Couvreur et moi avions ainsi cherché à tirer le meilleur parti de la faible hauteur sous plafond pour imaginer que la salle évoquerait idéalement la base de Skaw-Fell. Si on avait désiré réaliser un plafond avec une telle structure métallique, ça aurait coûté "un pont", comme on dit en Belgique. Là, on l'avait. Le plan de l’exposition épousait la trame du bâtiment en s’alignant sur les poteaux pour définir les zones des thématiques et tracer naturellement une circulation en zigzag.
Ma première intuition était qu’il fallait dépouiller la salle de tout ce qui rendait sa lecture difficile.
Traditionnellement les expositions du CBBD sont denses avec beaucoup de cadres, des figures à taille humaine, des interactifs. C’est pour imaginer autre chose qu’Isabelle Debekker, sa directrice, s’est tournée vers Daniel et moi.
Exposition Le Secret des Espadons, Centre Belge de la Bande Dessinée. Crédit photo : Éric Dubois
Exposition Le Secret des Espadons, Centre Belge de la Bande Dessinée. Crédit photo : Éric Dubois
Daniel connait très bien le CBBD pour y avoir déjà assuré plusieurs commissariats et y venir comme journaliste souvent. En tant que chef du Service culture au journal Le Soir, la BD, l’architecture et plus largement la question du patrimoine belge est un sujet sur lequel il est intarissable. J’adore l’écouter en parler, il est passionnant.
Inscrire harmonieusement notre exposition dans le plan des Magasins Waucquez fut une évidence. Mettre en valeur les colonnes, exalter les corbeaux, assumer les IPN, s’amuser des différences de hauteurs a constitué notre partition scénographique autant qu’essayer de recréer le climat si envoûtant du Secret de l’Espadon. Cacher un tel espace derrière des cloisons n’eut pas seulement été un contre-sens architectural, c’eut aussi empêché les visiteurs d’en profiter. C’est un vaste débat que j’ai avec les équipes techniques du CBBD qui connaissent par cœur les « petits défauts » qui font le charme du Musée. C’est un bâtiment classé.
En ce qui concerne l’exposition ODYSSÉE aux origines de Blake et Mortimer, la question de l’inscription dans l’espace ne s’est pas posée en termes de respect du patrimoine bâti, car la zone dédiée ne comprend pas d’éléments architectoniques forts sur lesquels s’appuyer. Un seul poteau soutenant la mezzanine ancre l’espace dans l’Art Nouveau et j’y rends hommage.
La salle n’est pas sans intérêt pour autant, ni sans contrainte, et sa morphologie a conditionné le projet. Notamment sa proximité avec le puits de lumière, qui baigne tout le Centre d’une belle lumière zénithale, mais très peu adaptée aux conditions de conservation préventives pour des œuvres graphiques patrimoniales, telles des planches originales d’Edgar P. Jacobs.
L’autre contrainte forte fut le point de vue plongeant sur l’exposition depuis la mezzanine qui surplombe tout le premier étage. ODYSSÉE sera en effet visible du dessus et il m’a semblé qu’il fallait en tirer parti. J’ai donc lié ces deux contraintes, la lumière zénithale et le regard plongeant, pour imaginer un grand plafond de papier pour briser les rayons de lumière directe tombant de la verrière tout en donnant quelque chose à voir qui soit maîtrisé. Ce plafond fait signe et renforce l’identité du projet avec une vraie qualité plastique. Par ses couleurs, il rend lisible le plan de l’exposition tout en s’inspirant de la palette chromatique du Rayon « U » dont il devient une métaphore.
Et grâce à cela le projet s’est renforcé au bénéfice de l’expérience
vécue par le visiteur en dehors et dans l’exposition. »
Exposition ODYSSÉE aux origines de Blake et Mortimer, Centre Belge de la Bande Dessinée. Crédit photo : Éric Dubois
- Thark : Jacobs écrivait que son Rayon « U » était « sans doute l’une des premières histoires de science-fiction belge » et l’exposition nous invite à découvrir comment ce récit « s’est positionné comme l’un des chaînons manquants entre les comics à l’américaine et la BD franco-belge »...
E. D. : Oui c’est bien l’une des ambitions de l’exposition ODYSSÉE. Replacer l’œuvre dans son contexte artistique par rapport à d’autres œuvres du 9e Art. En particulier Flash Gordon d’Alex Raymond mais surtout Blake et Mortimer de Jacobs. C’est aussi pour cela que j’ai proposé un titre qui ne mentionne pas Le Rayon « U » bien que cette histoire soit centrale.
Je voulais que plus de visiteurs potentiels se sentent concernés que le cercle restreint des fans de BD qui ont lu cet album, sans toujours en penser le plus grand bien d’ailleurs. Par contre le visuel de l’affiche lui, est clairement brandé Rayon « U ». Et ça, les fans le reconnaîtront au premier coup d’œil.
Pour le reste, je crois que Jacobs avait raison quand il dit que son Rayon « U » fut l’une des premières histoires de SF belge. La SF en BD c’était les comics américains. Si on étend un peu le sujet aux super-héros, on peut suivre l’avis éclairé de Martin Winckler dans son bouquin Super Héros paru en 2003 chez E.P.A, qui commence par rappeler que les demi-dieux tels Hercule, Thor ou Gilgamesh sont dotés de pouvoirs surhumains qui en font les dignes ancêtres de Superman et Spiderman. Mais on ne les trouvait pas en BD. Sauf Tarzan, dessiné par Calvo je crois, qui est d’ailleurs le premier personnage cité par Winckler...
la première BD belge de SF qui ne soit pas un comics. »
- Thark : E. P. J. ignorant quasiment tout de la BD (de SF ou autre) avant d’entrer au journal « Bravo ! »,
tout cela n’est-il pas exclusivement lié au seul et unique Flash Gordon d’Alex Raymond, dont il dut imaginer quelques pages pour dépanner le journal ?
E. D. : Ce petit pastiche est l’acte de naissance d’un grand auteur de BD c’est indéniable.
Pour autant, j’ai quelques réticences à ne pas considérer que la carrière d’illustrateur pour les catalogues des grands magasins d’Edgar P. Jacobs n’ait pas compté dans toute cette affaire.
Alors, on pourrait me reprocher d’en faire des caisses avec ces petits métiers que Jacobs exerça dans l’Entre-deux-guerres et qu’il cite sans enthousiasme dans son autobiographie : retoucheur de négatif et de photo, dessinateur d’argenterie et de dentelle, illustrateur pour la publicité et pour les catalogues des Grands Magasins de la Bourse et À l’Innovation. Evidemment, ayant entrepris des études en Arts Appliqués pour devenir dessinateur maquettiste, je suis forcément peu objectif.
Si Jacobs met l’accent sur l’opéra dans ses mémoires et que son passage par l’opéra de Lille est l’apogée de sa carrière lyrique, celle-ci ne dura, Conservatoire compris, que six ou sept ans.
Dans l’exposition Le Secret des Espadons, une thématique était consacrée aux décors et aux costumes. Et nous avons eu le plaisir, Daniel Couvreur et moi, d’exposer la malle de théâtre dans laquelle le dessinateur conserva soigneusement les reliques de sa carrière de baryton. Cette malle, il l’a gardée dans son bureau toute sa vie. Ce qu’elle contient avait donc une valeur particulière à ses yeux. Notamment, on y a retrouvé l’essentiel du costume de pirate qu’il porta dans la pièce en un acte La Malédiction qu’il avait lui-même écrite.
On pourrait me répondre que la carrière est une chose et que la passion en est une autre. Et que la passion pour l’opéra naquit dès 1917 avec la découverte de Faust au Théâtre des Galeries de Bruxelles. Certes.
Mais Jacobs fut néanmoins dessinateur bien avant d’être comédien et le demeura longtemps après. Il avait un don naturel pour le dessin mais il ne faut pas oublier qu’à l’époque, et même encore aujourd’hui, ce n’est pas évident de faire carrière en tant que dessinateur et pas toujours bien perçu... En 1981 lorsque sort "Un opéra de papier", le dessin est encore un métier très manuel dont l’enseignement est réservé en France, comme en Belgique, aux voies technologiques et professionnelles. Je ne suis pas surpris que ce soit davantage l’opéra qu’il ait tenu à valoriser.
les albums de Blake et Mortimer. »
Exposition Le Secret des Espadons, Centre Belge de la Bande Dessinée. Crédit photo : Éric Dubois
Du point de vue graphique, Francis Blake et Philip Mortimer sont autant les descendants des figurines de mode masculine que de Flash Gordon via Le Rayon « U ».
Dans ces pages commerciales destinées à diffuser dans les foyers tous les objets à la mode, Jacobs fit ses gammes de dessinateur et appris à tout dessiner de façon réaliste, synthétique mais aussi désirable.
Et cela se sent à chaque case de ses histoires. L’empreinte publicitaire est partout : mobilier et aménagements intérieurs, tenues et voitures à la mode, sens du cadrage et de la composition qui font mouche, tracé de caractères soigné, lisibilité des dessins même en très petit, rigueur de la mise en page, pub et BD ont un tas de points communs. Encore aujourd’hui graphisme et publicité constituent les deux faces d’un même métier, celui de graphiste.
Exposition Scientifiction, Blake et Mortimer au Musée des Arts et Métiers. Crédit photo : Éric Dubois
Evidemment, le cinéma, les nombreuses revues auxquelles le dessinateur est abonné comme les guides touristiques qu’il accumule l’inspirent aussi pour dessiner de belles cases. Mais de tels ouvrages esthétisent leur sujet tout autant qu’un catalogue publicitaire ses produits. Le but était de « vendre du rêve » comme on dit aujourd’hui.
Vous imaginez un guide touristique qui ne donnerait pas envie de voyager ? On a souvent parlé du fameux pli de pantalon cassé, parfait en toute circonstance de Blake et Mortimer. Il vient de là. A chaque fois, je pense à Philip et Francis perdus dans les Catacombes de Paris, arbitres des élégances en toute circonstance.
Inventaire du patrimoine du Rayon « U » d’Edgar P. Jacobs. Crédit photo : Éric Dubois
Quand on compare Le Rayon « U » version Bravo! en 1943 au Rayon « U » en album version 1974, on voit à quel point l’album a évolué. Dans sa version originelle en deux strips, les phylactères alternent avec des légendes sans dialogue direct. Jacobs ne fait qu’effleurer la composition tabulaire de la planche, se contentant longtemps de penser case à case et non par planche.
Tous les aspects de cette transformation j’y ai consacré un article dans le catalogue de l’exposition ODYSSÉE :
U comme Ulysse ou la quête de l’originalité du Rayon « U ».
en album fut en soi une odyssée pour Jacobs. »
D’abord timide, ajustant ses cases à la périphérie pour les adapter au nouveau format. Et puis il changea une case.
A partir de là, il a remis les mains dans le moteur et tout démonté pièce par pièce. Ce remontage a été une véritable recréation.
Du moins c’est notre thèse.
Rendez-vous après l’inauguration de l’exposition !