Le secret de l'espadon ou la troisième guerre mondiale
Le premier épisode du SECRET DE L'ESPADON parut dans le premier numéro de Tintin le 26 septembre 1946. Publié au lendemain de la seconde guerre mondiale, ce récit en fut en quelque sorte l'écho. Point par point, Edgar P. Jacobs y reprenait toute une série d'événements qui avaient caractérisé le récent conflit et les soumettait à la magie te transpositions plus ou moins directes. En effet, si les préparatifs guerriers de l'Empire Jaune rappellent la remilitarisation du Ille Reich, si les uniformes des envahisseurs asiatiques s'inscrivent dans la descendance directe du style germano-nippon et si le parallèle entre l'usurpateur Basam-Damdu, paranoïaque de première grandeur, et un autre mégalomane, le chancelier Adolf Hitler, apparaît évident, on découvre, en feuilletant les planches du « Secret de l'Espadon », des rapports plus subtils et, surtout, une fresque bien plus vaste et complexe que ne l'autoriserait un simple démarquage de l'histoire de la deuxième guerre. Mortimer subit des séances de torture qui, pour être implicites, n'en sont pas moins poussées au point de mettre sa vie en péril. Des dissentions existent au sein des plus hautes instances de l'Empire Jaune et les rivalités s'y marquent avec une férocité digne des plus beaux jours du nazisme. Il existe des camps de concentration dans l'Himalaya ; les prisonniers y sont menés dans des wagons à bestiaux et leur sort, à terme, ne fait guère de doute.
Bien entendu, en vertu de critères bien établis, il s'agit d'intellectuels... Mais, heureusement, la Résistance intervient pour les sauver. Elle joue d'ailleurs, dans L'ESPADON, un rôle essentiel, sinon primordial ; c'est un peu son histoire qui s'y trouve racontée. A un niveau encore plus détaillé, les références vont jusqu'à se marquer dans le graphisme. Certains dessins évoquent, parfois en inversant les rôles avec quelque ironie, de célèbres photos du dernier conflit. L'attaque du train comporte l'image de commandos s'élançant à l'attaque, qui ressemblent à s'y méprendre à ceux d'El Alamein. Les Jaunes qui plantent victorieusement leur drapeau sur la base secrète où s'achève l'Espadon, sorte de Gibraltar mythique, sont ces Américains qui dressaient la bannière étoilée au sommet d'Iwo Jima. De toute évidence, aux yeux d'Edgar P. Jacobs, la geste guerrière suscite ses propres archétypes... C'est à travers cette épopée dessinée que deux générations d'enfants et d'adolescents vont découvrir l'univers des batailles, avec son cortège de hauts faits, d'échecs, de souffrances, d'ivres-ses et de triomphes. Bien sûr, l'évocation d'Edgar P. Jacobs ne va pas sans les outrances qu'entraîne le sujet, du moins lorsqu'il est traité en tint que récit d'aventure. Manichéisme de la narration, racisme latent bien plus qùe délibéré, inconséquence dans la débauche de violences sont les principaux reproches qu'on peut lui adresser. Ajoutons la misogynie chère à Tintin : sur les 144 planches que dure L'ESPADON, n'apparaît pas une seule figure féminine, même dans un rôle secondaire, même dans le décor. Une performance qui mérite d'être soulignée... Mais ces défauts étaient sans doute inévitables. Ni les moyens de la bande dessinée, ni le contexte dans lequel L'ESPADON fut conçu, ne permettaient d'éviter ces écueils. Tout au contraire, rendons l'hommage à Jacobs d'avoir fait son propos aussi subtil que possible, parfois même jusqu'à l'ambiguïté. La psychologie des personnages apparaît à cet égard exemplaire. Certes, Blake et Mortimer offrent le portrait moral du personnage de BD de l'époque : un boy-scout modèle Hergé, réformé Jacobs. Néanmoins, tandis que chez Blake se manifestent, en filigrane de ses mimiques, toutes les réticences et les arrières-pensées d'un agent de l'Intelligence Service, Mortimer, le véritable héros jacobsien, dont la primauté ira s'accentuant de volume en volume, se révèle être un intellectuel, un savant à l'érudition protéiforme qui se double — et se double seulement — d'un homme d'action. Rare privilège pour une créature de BD, il possède, un peu à l'inverse des personnages d'Hergé qui se définissent par leur seul comportement, une dimension intérieure. Il y a chez Mortimer une part de mystère et d'irrationalité fantaisiste qui évoque Conan Doyle.
Digne pendant de ces héros, en tout point irréprochable, le colonel Olrik se veut infréquentable, intégralement. Avec lui plus qu'avec aucun autre, hormis peut-être l'Axel Borg de Martin, autre franche canaille, et esthète de surcroît, on atteint ici aux dimensions les plus fascinantes du Mal, un mot qui, au fond, ne veut dire que ce qu'on lui prête... Olrik, mélange raffiné d'Heydrich et de Moriarty, se vend à qui veut bien lui donner honneur, or et pouvoir. En quelque sorte, face à Blake et Mortimer, assujettis à la Morale et à Sa Gracieuse Majesté, l'abominable Olrik représente l'homme libre qui trace allègrement sa voie aux hasards de l'existence, se souciant assez peu au demeurant des pieds qu'il écrase au passage...
Aussi courageux que Blake, aussi fort que les deux compères réunis, aussi rusé que Mortimer, Olrik ne se doit qu'à lui-même. N'est-il d'ailleurs pas prêt, sa situation dans l'Empire Jaune lui semblant compromise, à tourner casaque et à mettre ses incontestables capacités au service de la bonne cause ? Et Mortimer, platement, d'éluder... Olrik, un homme sans conscience ? Peut-être, mais pas sans personnalité ! Comme tous les grands créateurs de romans d'aventure, Jacobs soigne les seconds rôles. La densité de l'action, le ressort de l'intérêt exigent une définition soigneuse des protagonistes.
Jacobs a eu, dans L'ESPADON, la suprême habileté d'abandonner les grands chefs politico-militaires à un flou qui souligne leur unidimensionnalité. L'empereur Basam-Damdu, Führer d'opérette au physique de Mussolini hépatique, oscille entre la frénésie et l'hystérie. Quant à Sir William, Churchill déguisé en amiral, il se contente de tirer sur son cigare...
Par contre, le personnage du docteur Fo, sorte de Goebbels mâtiné de Speer, ne manque pas d'intérêt, ni de vérité. Le capitaine Li, parfait prototype de l'officier SS, fait à Olrik un second fort présentable. La figure de Mohammed Wali, djammadar de Wad, illustre à merveille la noblesse de la Résistance de la première heure, tandis qu'à l'inverse, le Bezendjas incarne un collaborateur de la plus puante espèce, celle des délateurs de basse catégorie. Quant à Nasir, le brave serviteur qui se charge d'égorger nuitamment les sentinelles jaunes, tâche indéniablement indigne de nos deux héros, il représente à lui tout seul l'Empire Britannique d'Orient (qu'il ne faut pas confondre avec l'effroyable Empire Jaune), dégoulinant de fidélité et de soumission. Sur le plan de l'intrigue, un même souci de crédibilité se marque. Il prend tout son sens quand il s'agit de faire accroire l'Espadon, ou la gigantesque base sous-ma-rine qui l'héberge, deux exemples marquants de ce fantastique scientifique qui place Jacobs aux limites de la Science-fiction, mais d'une Science-fiction qui partirait, telle celle que pratiqua Wells, d'un monde parfaitement conventionnel pour y retourner après une brève incursion dans l'improbable. Jacobs est un conservateur ; son univers recouvre assez bien celui de l'entre deux guerres: victorien, feutré, noble et immobile. D'une narration à la base parfaitement linéaire, qui est d'une compréhension aisée, Jacobs, par une succession d'incises et de coups de théâtre bien dans la manière d'Hergé, va faire une forme d'épopée moderne aux rebondissements haletants. Une concision qui sacrifie le moins possible à l'anecdote sans jamais cesser d'être spectaculaire, lui permet d'accumuler les épisodes sans jamais donner l'impression d'en remettre. Rarement autant d'actions diverses, tant par leur rythme que par leur nature, se seront trouvées réunies en une bande dessinée !
Ainsi se voient introduits dans LE SECRET DE L'ESPADON nombre de symboles, de représentations oniriques, ou d'innovations technologiques. Au mythique RAYON U, sont empruntés, outre les personnages de premier plan, l'aile volante, toute de rouge peinte, l'univers souterrain, le pont naturel au-dessus de l'abime. Dans L'ESPADON naissent la fascination de la pyramide et cette recherche presque obsessionnelle de l'atmosphère qui verra son aboutissement dans LA MARQUE JAUNE.
Trente ans déjà. LE SECRET DE L'ESPADON a remarquablement bien subi l'épreuve du temps. Jusqu'à son graphisme qui date un peu et auquel il semble difficile de ne pas prêter un charme rétro... Quant à son argument, qui berça notre enfance au rythme de l'aventure et de l'épique, espérons qu'il reste à jamais dans le domaine de l'imaginaire.
A. Populaire.