Je suis bien d'accord avec vous Archibald. Mon attention à ce détail est d'ailleurs née, non d'une volonté de saisir de tels micro-fragments, mais du hasard d'une relecture dans laquelle je me suis fixé essentiellement sur les images, ce qu'on néglige souvent lorsque on se laisse emporter par le flux du récit. On lit y souvent les bande dessinées de manière semi aveugle pour cette raison précise, si bien que j'aime de temps en temps reprendre un album du seul point de vue de sa trame visuelle. C'est alors qu'on remarque quantité de dimensions, dont celles des petites erreurs mais pas seulement celle-ci d'ailleurs.
Je me demande toutefois si ces affaires de chiffon et d'étoffes sont, même involontaires voire inconscientes, aussi secondaires qu'elles semblent l'être. Il y a en effet dans cet album, que par ailleurs je ne trouve pas non plus le plus passionnant de la série, quoique il contienne quelques séquences d'anthologie, comme la plongée dans les catacombes, quelque chose qui m'a toujours frappé.
Olrik cherche à dérober le collier de Marie Antoinette. Or, dérober c'est au sens littéral, celui de l'imaginaire qui est aussi le sens étymologique, ôter une enveloppe, avant de vouloir dire s'emparer de quelque chose, comme le confirme le Litttré :
ÉTYMOLOGIE
Dé.... préfixe, et le vieux français rober, enlever par vol (voy. ROBE) ; wallon, derôber ; picard, rauber, prendre, ravir. Robe a signifié ce qui équipe et approvisionne, et aussi la robe, le vêtement que l'on porte ; de là le sens de dérober des fèves, leur enlever leur robe, leur enveloppe.
Dans le cas présent, il ne s'agit pas d'une robe, mais d'une parure que Marie Antoinette était censée porter autour de cou, de telle sorte que les brins du joyau se répendaient sur sa poitrine dont on sait que, selon la mode de l'époque, elle était passablement dévoilée par de profonds et larges décolletés. Les diamants ont donc un lien emblématique et métonymique avec cette gorge, d'autant plus au moment où se déroule
L'affaire du collier, en 1967, soit près de deux siècles après l'exécution de la reine. Notons qu'un foulard se porte autour du cou, de même qu'un collier, et c'est justement dans un foulard noué devenant l'équivalent d'une bourse, comme celles dans lesquelles sont rangés certains bijoux, que que le joyau est enveloppé. Du corps de Marie Antoinette ne subsiste rien, sinon des symboles déplacés sur des robes ou mieux encore des parures, chacun se souvenant que les bijoux ont une valeur symbolique d'une intensité érotique toute particulière. La gorge est elle-même un emblème d'une autre sillon plus intime auquel on associe volontiers le symbole des bijoux dans la perspective d'une fantasmatique du trésor à conquérir. Mais dans ce cas où les joyaux renvoient explicitement au sexe féminin lui-même, ce n'est donc plus le buste qu'ils encadrent mais le pubis et le triangle qui entoure toute cette région du corps, centre théorique du désir masculin. Ce n'est donc pas par hasard que la dite zone est souvent mise par des étoffes qui la signifient, la révèlent partiellement, la redessinent à l'intérieur de formes triangulaires et l'inscrivent dans des réseaux géométriques, comme par exemple ceux des porte-jarretelles en broderie, souvent ornés eux-mêmes de motifs abstraits ou floraux, quand ils ne sont pas, dans le cas de certains articles de luxe rehaussés de perles. Pour désigner ces "chiffons" érotiques on parle traditionnellement de parures. Ainsi, un collier, un porte-jarretelles méritent tout autant ce nom selon deux sens différents liés à la symbolique érotique du bijou, celle du joyau qui souligne la beauté de la gorge, elle du porte-jarretelles qui souligne le bijou charnel du sexe.
Pour ma part, j'ai depuis longtemps été frappé par le collier de la reine tel qu'il est présenté dans l'album de Jacobs. Ses apparitions le présentent presque toujours sous le même angle, avec quelques variantes : déployé entre les mains d'Olrik sur la couverture, étalé sur un fond gris dans l'article que lisent les héros dans la première planche ; sa réplique est jetée par Olrik dans le puits où Duranton est à moitié noyé à la planche 50, elle entoure ensuite la tête du malheureux joaillier avant d'être saisie et étalée entre les doigts de Pradier à la planche 53, puis elle est de nouveau déployé dans les mains d'Olrik lorsque le colonel comprend qu'il a été berné, tandis que l'original est enfin disposé sur un coussin sous l'objectif d'une caméra de télévision à la toute dernière case lorsque Blake conclut l'aventure par cette parole : "Et ainsi s'achève ce qu'on appellera désormais plus que "LA DEUXIEME AFFAIRE DU COLLIER" !!! Blake est alors entouré de gauche à droite par Pradier, sir Henri Williamson et Mortimer. Le collier apparaît donc comme tel sept fois (huit si l'on considère le fragment représenté entre les mains de Pradier à la dernière case de planche 53, mais il ne s'agit que d'une variante de l'image précédente), dont cinq entre les mains ou sous les yeux d'hommes mûrs.
J'ai remarqué depuis des années que le collier évoque la plupart du temps, particulièrement sur la couverture, un porte-jarretelles particulièrement luxueux, certes, ce qui n'est pas étonnant puisque il est une parure de reine théoriquement destinée ne l'oublions pas à une autre reine, bien vivante celle-ci, Elisabeth II, qui, en 1967 avait très exactement quarante et un ans et comme symbole de l'unité de la monarchie offrait encore l'image d'une femme dans la plénitude de sa personne.



Une petite anecdote convaincra ceux qui douteraient que la reine d'Angleterre ait jamais pu faire objet d'un investissement érotique, conscient ou inconscient, de la part de ses sujets. Je me souviens d'avoir regardé une émission d'Arte, donnée à l'occasion de son plus récent jubilé, dans laquelle un homme politique dont j'ai oublié le nom racontait comment il avait confié à un journaliste,sous le sceau d'une conversation privée, un charmant souvenir à propos d'Elisabeth II, souvenir qui s'était vu rapporté contre sa volonté par le journal pour lequel travaillait ce reporter indiscret. Reçu en audience par Elisabeth II dans les années 1990, cet homme politique avait été surpris de constater que la reine, qui atteignait alors les 70 ans, avait toujours des jambes ravissantes. Confus, il avait dès la parution du tabloïd téléphoné au chef du protocole de la reine, afin d'exprimer ses plus profonds regrets. Le chef du protocole l'avait alors interrompu et rassuré par ces mots : "Tranquillisez-vous, Sa Majesté est au courant. Elle 'ma dit ce matin qu'on ne lui a rien dit d'aussi charmant depuis des années."
Si nous admettons donc la similitude entre le collier de la reine et un porte-jarretelles des temps modernes, aussi luxueux soit-il - mais les objets imaginaires des fantasmes ne sont-ils pas toujours doté d'une qualité qui les rend impossibles ou peu probables dans la réalité ? - la question est alors de savoir : de quoi cette parure est-elle le symbole pour faire l'objet d'un tel désir qu'elle soit l'objet de tant d'investissements (à tous les sens du terme) opposés, celui de sir Henri qui a su la retrouver après une longue disparition, celui de Duranton, plus que trouble puisque il s'agit en apparence de servir le prestige de sa maison, mais en fait de la sauver d'une faillite), celui d'Olrik - sollicité par Duranton - qui cherche par ce vol non seulement à gagner une somme d'argent plus que considérable, mais surtout à servir les intérêts de son prestige et montrer qu'à peine échappé de prison il est toujours au sommet de son "art" de crapule, celui de Blake et Mortimer qui font tout pour retrouver le joyau et le restituer à sir Henri, selon le double motif de lutter contre Olrik et de satisfaire leur penchant à l'aventure. Même si le collier a appartenu à une souveraine défunte de manière violente au cours de la révolution française, et est censé devenir propriété d'une souveraine vivante au premier tiers de son règne, il est évident que ce n'est pas, à travers ces deux symboles royaux du féminin, le corps de la femme qui est l'objet de tant d'investissements. Le désir, abandonnant en effet la féminité charnelle et son foyer le plus intime, coïncide exclusivement avec le joyau lui-même et le prestige ou le bénéfice qui entoure ou favorise son possesseur. On outrait dire en quelque sorte que le désir se rassemble sur lui-même à travers un objet catalyseur qui le représente, hors de tout renvoi à un corps, qu'il soit celui d'une femme ou celui d'un homme. c'est donc le désir en soi, du point de vue des personnages de l'album, selon leur rôle et leur disposition propre.
Il y semble y avoir là un combat de virilités orgueilleuses, celle du triangle Olrik, Blake et Mortimer, Duranton et Pradier demeurant pour le second dans les marges de l'enquête en dépit de son rôle de policier, Duranton se signalant par une ambivalence d'honnête homme dissimulant un faible manipulateur doublement victime d'Olrik, laquelle ambivalents renvoie peut-être à une autre, tant le personnage du joaillier s'apparente symboliquement à une figure d'inverti moralement efféminé, telle que la fantasmatique virile de l'époque pouvait l'imaginer dans un monde où l'homosexualité était encore, parfois un délit, et surtout une tare dans l'imaginaire collectif, comme en témoigne les sobriquets et injures au féminin couramment employées dans les années 1960 pour désigner et ridiculiser cette orientation érotique.
De ce point de vue, Duranton est une caricature de la caricature de l'homosexuel vu par les hommes "normaux" : dandy quoique peu séduisant et plutôt poupon, lâche, dissimulateur, faible, hystérique, fasciné par les joyaux, vivant seul avec un domestique dans un monde où les femmes sont cependant très présentes comme en témoignent les nombreuses cases de l'album représentant des élégantes, notamment pendant la réception de présentation du collier de la reine, où l'on voit de nombreux couples dont un à la case 7 de la planche 8, est de toute évidence en situation de flirt, tandis que la foule attend l'imminente présentation du joyau. Excluons bien évidemment Blake et Mortimer de telles considérations, leur statut d'amis relevant des codes de l'histoire de la bande dessinée et non d'une secrète attirance déguisée par l'inconscient ou la volonté délibérée de l'auteur, cette interprétation éventuelle relevant bien entendu d'un parfait contresens. Le sort de Duranton immergé dans un puits envahi d'eaux, évanoui, la tête couverte de la réplique du coller, achève de dévaloriser ce personnage d'une façon si transparente du point de vue de la symbolique de la régression matricielle qu'il est inutile de s'y attarder.
Tout comme de commenter plus avant le système de protection initial de la chambre forte contenant le joyau, au-dessus des étagements de galeries souterraines. Notons simplement que la première parole prononcé par Duranton, à la case 4 de la planche 5, lorsque sir Henri le présente à Blake et Mortimer, le dominant de sa sature et le tenant par l'épaule, comme on le fait généralement des êtres faibles qui ont symboliquement besoin d'une protection est : "Messieurs, je suis confus", formule qui s'apparente plutôt au registre lexical d'une "faible femme" selon la fantasmatique virile traditionnelle. Par la suite, toujours en retrait dans cette même planche, il ne prend pas la parole et ne fait à la planche suivante que répondre "avec plaisir" à la courtoise injonction de sir Henri. Est-il nécessaire de préciser que Duranton est un joaillier efféminé, ainsi que les couturier sont souvent identifiés à des homosexuels dans l'imaginaire collectif, les uns comme les autres voilant (enrobant ?) cette disposition intime de leur libido derrière la préoccupation de rendre les femmes plus belles, plus élégantes et désirables dans le cadre d'une sublimation de leur être ?
Cela dit, le stéréotype caricatural de l'inverti envisagé du potin de vue de la virilité hétérosexuelle, selon lequel Duranton est un Monsieur de Charlus sans panache, ne vise pas tant à "parler" de la différence des orientations sexuelles que de qualifier plutôt un lien porta au désir en soi, l'homosexualité symbolique de Duranton ayant plutôt pour rôle de signifier à travers un stéréotype de l'homme efféminé dépourvu de courage et de droiture, comme de ette espèce de courage et de droiture paradoxales qui caractérisent le méchant viril, une fonction de personnage dans la trame du récit et de sa dynamique érotique, la notion d'érotique ne concernant pas ou plus ses objets premiers, mais l'essence même de la quête qui se joue et se noue dans cette histoire policière par les libidos réciproquement fétichistes de l'appropriation malhonnête et des ruses du voleur d'une part, de l'enquête et de la lutte pour arrêter le coupable et retrouver le bijou volé d'autre part. Preuve en est donnée par conclusion qui relance les possibles de la série : Olrik échappe à ses poursuivants mais est dupé par Blake et Mortimer, si bien que l'histoire de leur conflit rebondit vers un nouvel épisode. On notera que dans cette scène conclusive, sir Henri finit par restituer le joyau à la France, dans le cadre d'un beau geste d'entente cordiale, (dépouillant cependant Elisabeth II du présent qu'il comptait lui faire), tandis que Duranton bien évidemment est cette fois absent de la scène où seuls les représentants héroïques du mal comme du bien sont présents. Ainsi, à la toute fin de l'album, tout se dérobe de façon joueuse qui permet à la série de continuer, Olrik et son illusion de posséder le véritable collier de la reine, l'espoir que Blake et Mortimer avaient nourri de remettre la main sur le renégat et de le rendre à la justice.
Un dernier mot avant de conclure.
Les Bijoux de la Castafiore sont parus en 1963. Avec L'Affaire du collier, il semble que Jacobs ait publié son propre "bijou" sans véritable Castafiore, si ce n'est le pathétique Duranton dont les seuls airs de diva sont les cris de panique, et qui, face à l'imposante stature et la forte personnalité de la mater sopranica de l'univers hergéen fait plus que pâle figure, non sans un secret humour de Jacobs !
Je précise que cette petite tentative d'interprétation conduite au fil d'une impression première et de l'intuition par l'écriture n'a aucune prétention théorique, et d'autant moins que si, comme bien des gens je m'intéresse quelque peu à la psychanalyse, je ne suis nullement analyste de profession, ni spécialiste. Que cette contribution soit donc considérée avec indulgence par ceux qui en savent certainement beaucoup plus que moi dans ce domaine, et comme une simple digression, peut-être excessive ou erronée, d'interprète amateur, passionné par les aventures de Blake et Mortimer. Après tout, interpréter, même peut-être à tort, c'est aussi vivre de l'oeuvre interprétée et la faire vivre aussi de cette façon, signe qu'on a pour elle........... du désir !
