A titre de comparaison sur les méthodes et surtout l'éthique d'un repreneur de série, voici ce qu'écrivait le regretté Michel Lafon, scénariste de
La Conjuration de Baal dans la série des Alix parus après la disparition de Jacques Martin, dans le dossier accompagnant la réédition de l'album auquel il a participé avec le dessinateur Christophe Simon :
"Je pense depuis toujours que la meilleure façon de continuer un classique de la bande dessinée, ce n'est pas de le retourner ou de le renverser (sauf à opter consciemment pour la parodie), ni de le pousser vers je ne sais quel ailleurs, de le condamner à je ne sais quelle étrangeté, à je ne sais quel jamais-vu, mais au contraire de creuser et de cultiver ce qui fait son essence même. Ramener une fois encore Tintin et haddock à Moulinsart, Blake et Mortimer entre Londres, Paris et Le Caire. (...) Il faut donner à toute nouvelle aventure d'Alix et d'Enak la chance de remonter à ces sources inspirées et de partager un peu de leur puissance mythique."
Outre la modestie de Michel Lafon, je note le souci de se rendre serviteur de l'oeuvre, au lieu de prétendre en combler les supposés manques ou points incertains, la conscience d'un devoir envers la série et son auteur, considérés en tant que source qu'il faut respecter sans prétendre l'égaler mais seulement en recueillir le souffle afin d'essayer de s'approcher au plus près de l'oeuvre initiale tout en sachant qu'on ne pourra au mieux en capter qu'un peu de sa puissance. J'observe aussi que ce respect est conscience du caractère mythique sans lequel l'approche d'un successeur ne peut avoir de sens et devient une forme volontaire ou involontaire d'agression à partir du moment où le successeur qui prétend s'inscrire dans les traces du créateur initial prétend tout réordonner selon ses lois propres. A cet égard, selon Michel Lafon, (sauf dans le cas d'une parodie et de ce point de vue, c'est ce que fait brillamment en son genre propre l'excellente parodie que constituent par exemple les aventures de Philip et Francis) il s'agit donc non de vouloir s'ériger en ordonnateur qui réécrit l'origine en lui substituant sa propre lecture, mais de remonter vers la source. C'est exactement le contraire de ce que font les auteurs du BdP qui veulent avec arrogance donner à la série une nouvelle origine à la place de l'origine jacobsienne, seule authentique et légitime. Je l'ai déjà dit maintes fois dans ces pages : on ne touche pas à un mythe, on ne substitue pas une origine artificielle à ce qui en a déjà une. C'est pourquoi, je maintiens ma position, si le Bdp est de ce point de vue une catastrophe, ce n'est pas seulement parce que le scénario est d'une insigne faiblesse, parce qu'il est semé d'invraisemblances, ni seulement parce que le dessin est souvent discutable dans ses tâtonnements et ses nonchalances - même s'il y aussi de très beaux moments graphiques - mais parce que le projet en soi de vouloir raconter une origine à l'origine des aventures de Blake et Mortimer à travers un album préquel était un projet d'avance condamné à l'échec.
Pour moi d'ailleurs, toutes les fautes que nous relevons au fil de la prépublication ne sont pas seulement les conséquences de la paresse de l'un et du manque de sérieux de l'autre : ce sont les symptômes de l'absurdité d'une telle tentative. Yves Sente notamment, car Juillard n'est pas l'auteur principal du récit, même si en tant que dessinateur il en a accepté et sans doute discuté le projet avec son partenaire, est tombé dans le piège de la démesure qui prétend vouloir faire un enfant au père et forcément il ne pouvait dans cette tentative qu'aller vers un échec, je parle d'un échec narratif, symbolique et artistique. La critique et les lecteurs aimeront peut-être cet album, dans la mesure où d'une part le prestige de la série peut à grands renforts de publicité en abuser plus d'un et dans la mesure où les auteurs flattent son désir régressif de pénétrer dans la chambre à coucher où les fils prétendent concevoir à la place du père les enfants de celui-ci. Il n'en reste pas moins que par son projet le BdP est non seulement une erreur mais une faute, le signe d'une absence d'éthique et de respect envers l'oeuvre qu'il déclare servir. Même si le scénario était passionnant, cela n'y changerait rien et de mon point de vue étant donné que les auteurs ont prétendu bouleverser l'ordre du mythe, le scénario ne pouvait être que mauvais. C'est en effet aussi absurde que si un hypothétique repreneur de Tintin décidait un jour de nous raconter comment, avant
Tintin chez les Soviet, le héros était devenu reporter et avait rencontré Milou !
Certains disent qu'ils s'intéressent au fait de savoir comment Blake et Mortimer ont été conduits à vivre à Park Lane sous le toit de leur logeuse, Mrs Benson, comment ils ont rencontré Olrik avant la troisième guerre mondiale (alors que le cycle de l'Espadon apporte sur ce point des réponses significatives), mais il y a là de mon point de vue, discutable bien sûr, une erreur qui consiste à déplacer le vrai sens de ce qu'est la continuation d'une série vers de purs points de curiosité factuelle comme si le rôle d'une continuation était de répondre à de telles question, voire les susciter comme c'est le cas du BdP (voir l'entretien avec Yves Sente dans Casemate) afin de justifier la nécessité d'un récit. Si j'étais psychanalyste, je dirais que cela revient à vouloir découvrir dans quelle position papa et maman ont conçu leurs enfants ! Cette indiscrétion sans intérêt, en tant que curiosité puérile est le contraire même d'un imaginaire, et c'est pourquoi, là encore le BdP ne pouvait que manquer de souffle, ayant confondu l'imaginaire avec la curiosité infantile qui fait regarder par les trous de serrure d'une existence !
Vous vous demandez pourquoi Blake et Mortimer sont si passifs, atones, inexistants, irréels au point d'être graphiquement figés ? Parce que tout simplement ils ne sont pas encore nés ! Pour ignorer cette évidence qu'on ne raconte pas les aventures d'un foetus, les auteurs se sont condamnés à nous raconter la non histoire de personnages qui n'existent pas encore, demeurent dans les limbes et sont finalement totalement insipides, dépourvus de caractère et de présence au monde.C'est sans doute aussi la raison de cette multiplication de structures gémellaires soulignées récemment par Icecool et de ces officiers supérieurs à têtes de marionnettes, qui font de ce récit un théâtre de figures mécaniques dépourvues de vie et de l'univers où ils évoluent un monde systématiquement dédoublé qui se parodie lui-même au lieu de s'unifier. Peut-être est-ce aussi la clé de l'interminable nuit sur le rocher de Gibraltar ?
Je dirais volontiers que de ce point de vue, le BdP est une catastrophe oedipienne qui ne pouvait que se produire dans la mesure où Yves Sente a cédé à la tentation de se vouloir créateur avant le créateur et développé ce qu'on pourrait appeler pour faire un peu de psychanalyse de la bande dessinée, un véritable complexe Iznogoud.
Quand au strip du jour, je n'ai rien à en dire car il n'y a rien à en dire, même si techniquement je suppose qu'on peut y remarquer toutes sortes de choses. Nous avons consacré beaucoup de temps à l'analyse technique de cet album et de ses défauts. Mais le défaut majeur, le défaut mère en quelque sorte, réside à mon avis dans son principe même, dont découlent tous les défauts que nous avons constaté, lesquels n'en sont donc, toujours selon moi, que l'expression, l'inévitable expression !
