chose promise chose due!
Edit Archibald , transcription de l’article. Février 2020
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Trajectoires et labyrinthes de la peur dans l'œuvre de Jacob
par Francois Riviere
"L'invention, c'est au fond l'art des déductions inconscientes exprimées par des images concrètes." M. LOEFFLER-DELACHAUX.
L'ambigüité fondamentale de la Bande Dessinée veut que celle-ci dissimule subtilement par-delà les apparences du rêve des images fascinantes dont l'existence demeure ignorée à l'auteur lui-même ; ces images constituent ce qu'on pourrait nommer, comme Henry James put le faire lui-même, motifs dans le tapis.
En elle, assez sournoisement, l'auteur se délivre et, superbement, se livre... La Littérature de mystère, depuis toujours, aime à jouer avec les images qu'elle dessine au plus profond des œuvres qu'elle secrète, en utilisant une manière de procédé. Celui-ci permet à l'évidence de se changer en secret et au secret de se perdre dans les méandres de la fiction. Ce jeu avec un Réel de convention, un folklore constitué au fil de son évolution historique, donne à l'œuvre - et celle d'Edgar Jacobs, savamment construite, en est un bel exemple- une structuration subtile qui favorise, précisément, la fascination des apparences, en une première lecture (1).
On a fait remarquer la très belle construction des images jacobsiennes. Les plus éclatantes sont celles qui associent à un brusque et théâtral mouvement en arrière des personnages - la réaction du ou des personnages à l'évènement - un décor, d'une concision inouïe, fonctionnant dans le sens opposé, créant ainsi dans l'acte de lecture, par ces mouvements superposés, une profondeur vivement éprouvée, éminemment dramatique. On a dit aussi l'esthétique parfaite dans la composition de la planche, ordonnée selon un rythme symétrique ou asymétrique étudié pour le plaisir de l'œil ainsi que pour faciliter la lecture. La composition, puis le décodage, créent pour les images et leur assemblage en planches, puis en séquences, une trajectoire qui obéit moins au projet anecdotique de l'auteur qu'à ses intentions secrètes de Démiurge. Jacobs, grand catalyseur de Peur et d'Espoir -sous les apparences du roman d'aventures classique, hérité des anglo-saxons- fourbit ses armes et contraint son lecteur à délirer par l'orientation même de son projet-trajet. Aussi bien, ce délire ne manque aucunement de rigueur. Les épisodes de la saga Mortimer/ Blake/Olrik naissent dans cette incertitude alarmante qui précède le cauchemar de l'aventure-poursuite.
Ainsi, la préparation de l'invasion du "Monde Libre" par les Jaunes, la présence à Londres d'un monstre cybernétique, la menace de l'élément liquide au début de "S.O.S Météores". Le "mauvais présage" introduit l'aventure proprement dite, ce morceau de peur choisi, ou mieux la devance, comme dans "L'Enigme de l'Atlantide" dont le court prologue écrit - en bandeau de la première planche - eût pu faire l'objet d'une séquence entière en flash-back. L'histoire, en fait, a commencé depuis longtemps dans l'esprit de l'auteur : il ne consent à en dévoiler l'existence, la terrible réalité, qu'au moment où, la Peur déjà installée, les protagonistes du drame pénètrent sur les lieux... C'est presque du théâtre. La trajectoire est celle des héros qui s'enfoncent dans l'Inexpliquable. Dans cet épisode, l'Inexpliquable - Très manichéen-se teinte de nuit à mesure que le danger se précise -
La rapidité même de l'entrée en matière est à peine suspecte, tant semblent puissantes les forces du Mal... Alors, fascinés malgré eux par l'irréversibilité d'une situation d'angoisse (II faut savoir !), Mortimer et son compagnon, délaissant le Réel, s'enfoncent délibérément en ce monde interdit, quoique déjà visité par Verne, Léon Groc, Edgar Rice Burroughs et Régis Messac... D'une symbolique moins évidente, mais plus belle, la trajectoire de nos deux héros dans l'affaire de "L'espadon", trajectoire aérienne, s'effectue d'abord à l'abri du Golden Rocket ; puis, lorsque celui-ci s'est écrasé, elle se poursuit à pieds, jusqu'à l'épuisement - et au but : la base secrète. Chaque fois, le voyage s'effectue à partir de la Civilisation. Londres, épicentre, demeure - la tradition littéraire l'a décidé ainsi, non sans raisons - le point de départ de toute incursion dans le mystère. C'est le port d'attache. Mais lorsqu'il est lui-même visité par la Peur, celle-ci prend des allures de Grande Epouvante ("La Marque Jaune"). Le voyage donc, s'effectue d'Est en Ouest, ceci est très important. Ainsi l'Orient exerce-t-il une fascination très vive sur l'esprit enfiévré des lecteurs, à partir de sa restitution légèrement truquée, en tout cas irréalisée et rendue inoffensive dans - et par - l'œuvre jacobsienne. Au pays des maléfices - l'Asie, comme la banlieue parisienne ou le futur probable du 51e siècle - la trajectoire est "sans arrêt". Les héros ne se laissent jamais prendre aux sortilèges de pacotille, aux figures de cartes postales. La méfiance règne. On admire avec beaucoup de retenue, on se cultive, mais les yeux noirs et les nez aquilins ont un charme, bien inquiétant... Et puis, la peur est omniprésente. Le combat opposant, sans relâche, Mortimer, secondé par Blake, son lien direct avec la Civilisation et Olrik lequel joue habilement avec l'exotisme, s'en empare et s'en pare avec perversité, ce combat sans merci est en fait la lutte entre le Désir et la Réalité Ordonnée que le voyage remet en cause. Et cependant, la Trajectoire est là pour maintenir ce voyage dans les limites du raisonnable, sans exclure la peur. Mais elle n'empêche pas les protagonistes de côtoyer des gouffres, et encore moins le lecteur... Nasir, le serviteur fidèle, incarne la notion (ou la caution ?) servile de l'exotisme. Rencontré au cœur du voyage vers le repaire de l'Espadon, il sait au mieux déjouer les tentatives du Mal Sauvage, des Envoûtements. (La séquence du cobra, à Mena House.) La peur, grâce à lui, par instants se résorbe. Il est l'antidote : en plein cœur de Londres, il parvient avec la complicité muette de témoins du passé égyptien (les œuvres d'art rassemblées dans l'appartement des héros) à détourner la colère téléguidée de la Marque Jaune... Comme il est regrettable, pour la symétrie du duel, Mortimer/ Olrik, et la beauté de l'œuvre, que le brave Nasir ait si tôt disparu ! Mais à sa façon, le Capitaine Blake est aussi médiateur. Ancré profondément dans le réel - durant les trois-quart du premier épisode égyptien, la totalité du "Piège Diabolique" - il échappe à la trajectoire, ou la surveille, ou infléchi avec la complicité du créateur, sa course inexorable vers la Mort. En effet, dans l'épisode du "Piège" tout a été rêvé par le Pr Miloch en fonction de la chute finale dans le néant, pour Mortimer I Et si celui réchappe, c'est grâce à Blake, resté miraculeusement en dehors de l'histoire. L'accompagnement du mystère se déroule toujours sous terre, à l'abri du soleil : c’est là le moyen subtil (et peut-être pas préméduré du démiurge-instigateur pour semer le doute. Conditionnés au long de la trajectoire préparatrice et initiatrice, les protagonistes-lecteurs vont pouvoir célébrer le rituel, tandis que la situation dramatique leur est offerte dans toute son ampleur. "Vous avez a gagné la première manche, dit Mortimer à son ennemi juré, mais attendez-donc la suite ! "La symétrie voulue par la tradition du récit d'aventures épiques, crée le suspense. Le plus tragique est certainement celui qui clôt "La Poursuite Fantastique" : tout semble en apparence tellement compromis ! En réalité (?), la trajectoire n'est parvenue qu'à la moitié de sa course : les coups de théâtre et l'espèce de morne arrêt qui sépare les deux épisodes ne sont là que pour dissimuler au lecteur le "dessein souterrain" de l'anecdote, son ressort secret. Puis viennent ces moments de terrible incertitude et d'errance qui témoignent d'un abîme de vertige creusé par la trajectoire en son orientation vers le mystère. Mortimer, seul ou avec Blake, emprunte les labyrinthes interdits. Une lumière étrange et tout aussi impossible que celle qui inonde les prisons du Piranese illumine ces lieux en dehors du temps. C'est le "locus solus" où, sans ménagement, le héros se voit confronté avec un univers sans commencement ni fin, dont les seules dimensions sont un réseau inextricable et inexpliquable de galeries piégées, de voies sans issues, de puits traîtres et d'inscriptions énigmatiques évoquant d'autres univers, encore plus incertains. Mortimer fait chaque fois le pénible apprentissage du vertige. Seulement, lorsqu'au bord de l'épuisement, il débouche enfin sur la suite de la fiction - qui vient de déraper longuement, au moment crucial - le drame est sur le point de se nouer vraiment, pour se dénouer aussitôt. Jacobs semble éprouver une hantise tenace au long de son œuvre : il retarde le plus qu'il peut et avec une virtuosité insolante, le moment de se jeter, ou de jeter ses héros dans le vif du sujet. Enfin, au terme d'une longue partie de cache-cache avec la peur, les pions confrontés sur l'échiquier manichéen vont livrer l'ultime assaut : l'espoir renaît parmi les Bons tandis que les Méchants accumulent les faux pas. Olrik constate avec dépit que tous ses acolytes déploient toutes les maladresses. D'un coup de pouce, de créateur, condense la situation, multipliant les interventions bénéfiques pour conjurer sa propre peur du désordre. Et c'est là un caractère spécifique de l'univers jacobsien : cette manière habile d'organiser soigneusement, dans l'orientation Précisé de la trajectoire, puis la localisation non moins minutieuse du labyrinthe débouchant sur le lieu du mystère, un désordre propre à engendrer les "rebondissements" et les "coups de théâtre", comme on dit, qui pourra se résorber sans laisser aucune trace, mais non sans la tentation de vertige final ! Au reste, la fameuse ambigüité qui clôt chaque épisode, ou presque, ce doute qui "s'insinue dans l'esprit du lecteur" n'est qu'un clin d'œil du démiurge à lui-même, ou plutôt des héros à celui qui les a lancés dans l'aventure, constatant avec un ultime émoi le parfait fonctionnement du triptyque :
ORDRE=>DESORDRE => ORDRE
et le retour à "zéro" du mécanisme onirique.
Toute la fiction s'organise en regard de l'aboutissement : après, tout doit redevenir comme avant ! Chaque élément provocateur de l'œuvre, du "Rayon U" aux "Trois Formules du Pr Sato", n'est jamais révolution .d'un ordre sûr priais expression d'un désir tendu vers la pérennité du statu-quo, en dépit des menaces et des échecs. L'enfouissement coutumier et, semble-t-il, indispensable, du repaire de la base secrète ou l'espèce "d'égarement temporel" de la Grande Pyramide, les véritables lieux du drame, obéit à une volonté affirmée de terreur sacrée. D'ailleurs est-il possible de concevoir l’œuvre, malgré ses prétextes, ses concessions et ses alanguissements - nous ne disons pas : faiblesses - comme autre chose qu'une longue tentative de restitution de la hantise odieuse, insupportable du conflit mondial inéluctable, l'aberrante autodestruction atomique ? La fiction dissimule astucieusement les méandres tragiques de la pensée sous les apparences d'espoirs aventureux. Il n'est par conséquent pas nécessaire de s'attarder sur cet aspect politique de l'œuvre, qui toutefois cadre assez bien avec le tempérament scrupuleux - certains disent : à l'excès - d'Edgar Jacobs. L'architecture seule de la fiction nous intéresse. Si la plus belle trajectoire est celle de l'Espadon, l'aboutissement le plus "travaillé" reste celui qui conduit les personnages de La Marque Jaune au terme d'une rigoureuse trajectoire policière au lieu 'de l'épreuve, de manière implacable. Son anecdote constitue l'un des suspenses les mieux finis de l'histoire de la Bande Dessinée, en ce qu'elle catalyse un maximum d'émotions caractéristiques de la littérature de mystère et abonde en références qui lui donnent une épaisseur durable. L'extraordinaire usine à mutants du Dr Septimus - qu'on verrait bien à l'écran sous les traits de Peter Cushing - située au cœur même de Londres, renoue avec la tradition illustrée par Sax Rohmer à travers ses différents cycles romanesques. La trajectoire de l'anecdote, dans La Marque Jaune, opère un mouvement concentrique. Elle se voit doublée d'une sorte de "course à la mise en abyme" par la recherche, en contrepoint des évènements, du Livre (l'Onde Méga du fameux Docteur Wade), livre-clef de l'énigme dont la quête permettra de démasquer le mystérieux perturbateur de l'Ordre. Dans cet épisode, les rôles de Blake et Mortimer sont complémentaires : l'un et l'autre se croisent, se décroisent, construisent une savante image dans le tapis de la fiction, pour aboutir à la découverte du repaire souterrain. Les installations de Septimus - utilisation d'un abri sanitaire de la I le Guerre Mondiale, comme dans le stupéfiant "Nude In Mink" de Rohmer - sont une sorte de temple à l'architecture "électrique"... La réalité éclate sous la poussée du délire poétique. La course contre la Peur peut aussi faire l'objet d'une longue épopée. C'est celle de l'humanité toute entière, opprimée par une succession de régimes totalitaires dans Le Piège Diabolique. Une trajectoire historique immense (30 siècles) se voit doublée par la trajectoire spatio-temporelle fort elliptique du Pr Miloch, "prêtée" à Mortimer. La cité Interdite est comme un sas de doute qui ouvre sur le récit proprement dit en son épanouissement merveilleux - son explosion. L'image primitive est ici faite d'une succession de ratés anecdotiques préparant l'intrusion de Mortimer dans une part de futur qui lui revient ("Quand viendra l'homme roux, tombera le joug"...), suivi d'une errance qui pourrait bien être la fin de tout (même le langage semble mort) ; puis la fiction se prend à assumer son rôle avec violence et se précipite. Tout se passe en fait comme si l'image même de la fiction, en son dessein obscur, coïncidait enfin de façon impeccable avec cette composition de l'image extérieure (l'image visible), créant ainsi une sorte d'équilibre, fragile, certes, mais propre à donner à l'ensemble graphique, exemplaire, une dimension classique irréfutable - au bord du gouffre, in-extremis !
François Rivière. Février 1973
(1) "EP Jacobs ou le logique des rêves", in "La Guerre des Mondes" Les Cahiers de la Bande Dessinée, Grenoble 1971."